Alors que le gouvernement nous a fait le coup de l’indiscipline pour justifier le confinement, toutes nos préoccupations semblent actuellement tourner autour de lui. Réussira-t-il à commander assez de masques ? Et pourra-t-il organiser les essais de la chloroquine à temps, etc. ? Va-t-il en profiter pour sucrer les congés payées ? La situation actuelle nous invite sans doute à faire un pas de côté et à changer d’échelle. Commencer par « le bas », sans l’État ou en dehors de lui, pour comprendre, se protéger et agir. L’occasion ne commande-t-elle pas de défaire notre dépendance à l’égard de l’État ?
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On beaucoup écrit sur l’indiscipline des gens face aux mesures de distanciation sociale, en ne lésinant pas sur les clichés habituels quant à l’ignorance, l’égoïsme et la bêtise générale de la populace, sourde aux recommandations des experts et des autorités. Ces remarques condescendantes étaient parfois accompagnées d’inepties sur l’existence d’un soi-disant « caractère national » râleur et indocile, façon village d’Astérix. (Notons au passage qu’on a pu lire le même genre d’âneries dans la presse italienne, ce qui en dit long sur le côté « national » de ce tempérament supposé et met plutôt en évidence l’idée globale que les « élites » se font des « peuples » qu’ils prétendent gouverner).
Il est pourtant assez clair que les principaux facteurs de cette « indiscipline », bien réelle encore à l’heure actuelle, se trouvent plutôt du côté des messages contradictoires relayées par les autorités elles-mêmes – le summum en matière de double-bind ayant été atteint au moment du maintien des élections municipales alors même que le pays entrait en confinement.
De manière plus générale, la réticence dans l’application des mesures est sans doute à mettre sur le compte de l’absence totale de confiance quant au bien-fondé des décisions du gouvernement, d’ailleurs parfaitement justifiée (remember Lubrizol, il y a quelques mois seulement).
« Une fois pour toutes : non, nous ne sommes pas tous dans le même bateau. »
N’oublions pas non plus que les récriminations face à cette « indiscipline » ont soigneusement été distribuées selon les habituels critères de classe – du moins dans un premier temps – en insistant bien sur les scènes de cohue à Château-Rouge (eh oui, breaking news, les gens doivent bien sortir s’acheter à manger, et nombreux sont les habitants des quartiers populaires) tout en faisant globalement l’impasse sur les familles des beaux quartiers remplissant leur monospace pour rejoindre au plus vite leur résidence secondaire à la campagne ou au bord de la mer, histoire de se la couler douce pendant le confinement. On aura sans doute maintes fois l’occasion de revenir sur ce que l’épidémie ne manque pas de révéler, ou plutôt de confirmer, sur le terrain de la lutte des classes. So long, unité nationale…
Une fois pour toutes : non, nous ne sommes pas tous dans le même bateau. Ce mythe avait déjà été bien écorné par les faits à l’occasion de chaque catastrophe climatique au cours des dernières décennies. L’épidémie de coronavirus enfonce le clou jour après jour.
Il serait toutefois illusoire de croire que les contradictions, atermoiements et revirements des gouvernants pourraient s’expliquer par leur seule impréparation, leur amateurisme ou leur égoïsme foncier. Tout indique au contraire que tout cela est absolument indépendant du personnel politique en place. C’est leur mission même qui est en ce moment essentiellement contradictoire : comment éviter un trop grand nombre de morts tout en ne mettant pas l’économie à l’arrêt ?
Si certains représentants des fractions les plus avancées du capitalisme high-tech, ayant de toute façon déjà fait depuis longtemps le deuil de l’humanité 1.0, ne se soucient même plus de cacher que le nombre d’anciens qui vont y passer est le cadet de leur souci et qu’il faut garantir le business as usual quel qu’en soit le coût (voir les déclarations d’Elon Musk & co.), il n’en va pas de même pour la plupart des dirigeants d’États, encore réduits à devoir se coltiner de bêtes calculs utilitaristes pour trouver le bon compromis entre la quantité de cadavres qui vont se retrouver sur leurs bras et les milliards de profits perdus pour les entreprises. La pression morale de la « populace », qui ne semble pas vouloir se résoudre de bonne grâce au sacrifice pur et simple des plus fragiles, et peut-être aussi les quelques ruines de vieille conscience religieuse qui tiennent encore debout dans nos contrées semblent pour l’heure empêcher les gouvernants en place de considérer trop ouvertement l’option full yolo un temps envisagée par Boris Johnson.
Faisons donc l’hypothèse (crédible) que les fondés de pouvoir du capitalisme désirent donc sincèrement notre survie. C’est qu’il faut quand même encore disposer de corps et de cerveaux pour pouvoir produire et consommer des marchandises. On constate d’ailleurs qu’ils sont prêts à lâcher beaucoup pour s’acquitter de cette tâche : fin des dogmes néolibéraux, retour au bon vieux keynésianisme, new deal écolo-sanitaire, eurobonds en pagaille et même nationalisations s’il le faut…
Adopter une grille de lecture opposant les choix ultra-libéraux (comme cela semble avoir été envisagé au Royaume-Uni, mais aussi en France, quoique de façon non assumée) aux options de type autoritaire (comme en Chine) dans le traitement politique de l’épidémie ne nous éclaire pas beaucoup.
Tout aussi dérisoires semblent les commentaires qui font l’éloge du modèle coréen – supposé « démocratique », basé sur des tests massifs et une surveillance précise, presque chirurgicale, des moindres déplacements des personnes suspectées d’être infectées ou d’avoir été en contact avec des cas positifs – en l’érigeant comme contre-exemple face au modèle chinois – décrit comme « totalitaire » et fondé sur une surveillance de masse et des mesures de confinement radicales. La position inverse, glorifiant le mode opératoire chinois, plus rare dans les canaux officiels, mais qui fait son chemin sur les réseaux sociaux, n’a pas beaucoup plus de sens de notre point de vue.
« Urbanisation, concentration des populations, productivisme, patriarcat, prédation et domestication, etc. – et les épidémies vont de pair, s’alimentent l’un l’autre »
Au fond, toutes ces « analyses » qui fleurissent en ce moment sur Internet partagent une même attitude, une même perception : elles pensent et voient « comme des États ». Pourtant, les preuves ne manquent pas, des premières cités de Mésopotamie aux grands État modernes, et pointent toutes dans la même direction : l’État – et tout ce qui va avec : urbanisation, concentration des populations, productivisme, patriarcat, prédation et domestication, etc. – et les épidémies vont de pair, s’alimentent l’un l’autre. D’un côté les premiers États sont aussi les premiers foyers épidémiques pour l’espèce humaine, suite à la révolution néolithique, et de l’autre, ils s’érigent comme seule réponse possible pour contenir et gérer ces mêmes épidémies.
Et si, pour essayer d’y voir plus clair, et surtout pour trouver des moyens d’agir dans un moment où nous nous sentons si désarmés, un changement d’échelle et de vision s’imposait ?
Changer d’échelle ne veut surtout pas dire se replier sur sa communauté, sur soi et les siens, mais au contraire multiplier les liens non seulement malgré le confinement, mais peut-être même pour le penser et l’appliquer plus intelligemment, et surtout pas chacun de son côté. Ce n’est sans doute pas l’amour des siens, de son prochain, mais la considération pour le lointain, pour tous ceux que nous faisions mine de ne pas voir jusqu’à hier (vieux, sans-abris, détenus…) qui peut être notre meilleure boussole en ce moment.
« Multiplier les liens malgré le confinement »
Cela passe d’abord par l’élaboration d’une connaissance « par le bas », d’un savoir directement pratique, pour tenter de sortir de la dépendance vis-à-vis de la parole des gouvernants ou des experts. Cette nécessité était déjà apparue à moindre échelle au moment de l’incendie de Lubrizol. C’était d’ailleurs une leçon que nos amis japonais nous invitaient à méditer depuis la catastrophe de Fukushima.
Or, il se trouve qu’une bonne partie du personnel hospitalier est déjà impliquée, de manière plus ou moins forte, dans une forme de lutte, ou du moins de méfiance, ou d’opposition de fond face à l’idéologie au pouvoir. Celles et ceux qui ont choisi de dédier leur vie au soin des autres sont souvent naturellement portés à prendre le parti du secours mutuel, de l’entraide et du partage contre l’égoïsme, le calcul et la logique marchande. Ils sont les premiers artisans et les premiers relais de cette connaissance commune dont nous avons tous besoin.
D’ailleurs, ce qui a convaincu nombre d’entre nous à prendre les mesures d’hygiène et de distanciation au sérieux n’a pas été la parole officielle du gouvernement ou des scientifiques patentés mais bien celle des contacts que nous avions dans les hôpitaux, les laboratoires ou en Italie. C’est cette expérience collective, venue d’en bas, qui est le relai le plus légitime et aussi le plus opérant pour se faire une idée de la conduite à suivre, bien plus que les éructations des ministres ou les messages assénés sur un ton martial depuis les haut-parleurs des voitures de police.
« La méfiance envers les autorités est nécessaire. Mais elle ne suffit pas. »
Même si les raisons d’être pessimistes ne manquent pas, et qu’il semble pour l’instant que le capitalisme de surveillance et les tendances politiques les plus autoritaires risquent bien de sortir terriblement renforcées de la « crise » actuelle, il ne faut pas sous-estimer les possibilités de peser dans la balance. Les barricades enflammées érigées par les chiliens de la côte pour empêcher les riches habitants des villes de venir se réfugier dans leurs villas en exportant avec eux le virus ou encore les grèves des ouvriers italiens ou catalans pour imposer l’arrêt de la production ou la distribution de matériel de protection sont autant d’exemples d’applications de mesures de lutte contre l’épidémie « par le bas ». La méfiance envers les autorités est nécessaire. Mais elle ne suffit pas. La confiance dans notre propre capacité, en partant de nos conditions d’existence, à construire des moyens de plus intelligents, plus justes, plus égalitaires pour se protéger et protéger le plus grand nombre, est à conquérir.
Il ne s’agit pas de se faire les porte-paroles d’une exhortation abstraite à la « solidarité », « l’empathie » ou « l’altruisme », et d’ânonner en cœur la fable sympathique qui fait des médecins des « héros » et célèbre le retour de notre « commune humanité », le tout sous surveillance générale des agences gouvernementales et autres GAFA, pendant que la police contrôle, humilie et tabasse à tour de bras en bas des tours. Rien de plus détestable que la conviction d’être dans le camp du bien.
Il ne s’agit pas non plus de prétendre « concurrencer » ou « remplacer » l’État défaillant, les autorités sanitaires débordées ou le réseau associatif exsangue. Rien de plus ridicule que ce fantasme qui non seulement ne se réalisera jamais, même de manière microscopique, mais surtout empêche de se représenter ce qui peut être fait pratiquement dès aujourd’hui.
La question qui se pose est plutôt pour chacun : que pouvons-nous mettre en place, ici, dans mon immeuble, mon quartier, ma ville, ou sur Internet, pour que nos vies, et tendanciellement toutes les vies, soient un peu moins dépendantes, un peu moins à la merci des autorités ? Des embryons de réponses à cette question existent déjà, d’autres restent à inventer.
En vrac, et pour commencer : réseaux de solidarité, grève des loyers, équipes d’entraide et de secours mutuel, autoproduction de matériels de protection, constitution et transmission d’un savoir médical et d’hygiène par le bas, technologies réappropriables pour déjouer la surveillance des communications et des déplacements, réduction de la dépendance vis-à-vis de l’Internet centralisé et des réseaux de télécommunications existants, techniques pour sortir de l’étouffement de la cellule familiale tout en restant chez soi, invention de modes de résistance politiques qui ne passent pas par la présence massive dans la rue (sur ce point, on sait que l’on peut compter sur l’inventivité des GJ), etc.
Nous devons rester chez nous. C’est pourtant sans doute plus que jamais le moment de tout faire pour sortir de notre « chez-nous » : de notre famille, notre communauté, notre simple bande de potes, notre pays…