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L’ultra-gauche n’est pas ce que vous croyez

Sophie Anderson

Experts en cybersécurité et journalistes spécialisés dans le domaine de la technologie.

MIS À JOUR: 29 mars 2023

Plusieurs personnes ont été mises en examen dans une nouvelle affaire d’antiterrorisme. Nous lisons que ces personnes sont d’ultra-gauche. Certes, il a été maintes fois répété que la « mouvance ultra-gauche » est une catégorie inventée par la police. Tout comme la « mouvance anarcho-autonome ». Cela n’est toutefois pas tout à fait exact, voici pourquoi.

Commençons par la juxtaposition « anarcho-autonome ». Elle est bien une pure invention de quelqu’un. Nous ne doutons pas que ce quelqu’un soit un policier d’exercice, ou bien un quelconque employé de ministère, qui, vaguement familier de l’autonomie ouvrière et de l’histoire de l’anarchisme, aura décidé que, comme les deux courants ont en commun de haïr l’État, on peut bien dire que c’est la même chose. Et pour maquiller l’incohérence de pareille notion, il suffit d’y accoler le terme obscur et confusionniste de « mouvance ». Personne ne se revendiquera anarcho-autonome, personne ne s’y reconnaîtra, mais cela permettra bien d’en interpeller comme tels – dans les deux sens du terme.

L’ultra-gauche, cette inconnue

Mais il n’en va pas de même de l’ultra-gauche. Voilà l’objet de notre révélation : l’ultra-gauche existe. Oui, il y eut des gens d’ultra-gauche. Oui, l’ultra-gauche est un courant politique. L’ultra-gauche n’est pas une pure fabrication policière, elle est un bricolage policier. Nous verrons ce que cela signifie dans un instant. Ouvrons d’abord un livre récemment paru en librairie. Il s’appelle L’hypothèse autonome, est écrit par Julien Allavena, et l’on y trouve à la seizième page la phrase suivante :

« Il convient de régler une bonne fois pour toutes le malentendu : l’« ultra-gauche » historique est morte et enterrée depuis maintenant plus de trente ans. L’expression fut initialement utilisée pour désigner les groupes marxistes non léninistes, d’obédience conseilliste dans l’espace germano-hollandais, bordiguiste en Italie, et leurs ramifications, par exemple en France et Italie. »

Disons-le très vite : l’ultra-gauche désigne les gens qui sont obsédés par Marx mais qui détestent Lénine. Disons-le un peu mieux : l’ultra-gauche a pour point de départ l’échec de la révolution soviétique et le rejet d’une conception de la révolution comme prise du pouvoir d’État par un parti. Pour les théoriciens d’ultra-gauche, la révolution est l’affaire des masses travailleuses, celles-ci doivent libérer les espaces de production de la tyrannie de l’extraction de la valeur. La question de la vie quotidienne, pour eux, est une question bourgeoise. Que fit l’ultra-gauche ? Elle produisit des textes arides – et qui n’ont, pour ceux qui ont la niaque aujourd’hui, qu’un intérêt ésotérique. L’ultra-gauche fait partie du cabinet de curiosité de l’histoire révolutionnaire du dernier siècle et demi. Et pour ceux qui voudraient en savoir plus, il existe une page wikipédia – elle n’est pas encore distinguée comme « article de qualité », mais donne une idée correcte de la question.

Pourquoi cela nous importe-t-il ? Eh bien, par respect pour l’une des fonctions élémentaires du langage. Les mots servent à désigner les choses. La « mouvance anarcho-autonome » n’est rien, c’est pourquoi elle mérite toujours des guillemets. L’ultra-gauche est quelque chose, sachons donc ce qu’est cette chose.

Opération « Ultra-gauche »

C’est depuis ce point de vue que l’on peut véritablement comprendre ce qui se joue dans une phrase telle que « Coup de filet antiterroriste : cinq des sept membres de l’ultragauche écroués » – comme le titrait France 3 avant-hier. La police et ses relais (nous dirons un mot sur eux en conclusion) bricolent avec cette catégorie d’ultra-gauche. Ils obscurcissent opportunément ce que le mot désigne véritablement, et opèrent sur notre manière de percevoir le réel.

Fictio, en latin désigne autant l’action de feindre que celle de fabriquer, de façonner. Les fictions policières ne sont donc pas de pures inventions, mais au contraire supposent un effort continu de construction. C’est pourquoi d’ailleurs les renseignements généraux, lors de la période de surveillance initiale qui a mené aux arrestations en 2008 à Tarnac, Rouen, Paris, Baccarat et Limoges, disaient qu’ils « construisaient » un groupe. « Ultra-gauche » est le nom d’une opération de gouvernement, tout comme il y eut une opération « César » à Notre-Dame-des-Landes ou une opération « Plomb durci » à Gaza.

Cibler et gouverner : les deux plans de l’opération ultra-gauche

Cette opération a deux plans. D’un côté, la construction d’un contexte et de figures a un usage judiciaire. Elle permet d’accréditer l’idée selon laquelle les « membres » de la « mouvance ultra-gauche » sont des terroristes en puissance, c’est-à-dire qu’elle permet de les soustraire au droit commun concernant les procédures de surveillance, d’arrestation, mais aussi concernant la procédure pénale. Bref cette fiction permet de criminaliser des existences et constitue donc le soubassement imaginaire d’un droit pénal de l’ennemi.

Mais ce qu’il convient de noter surtout, c’est que l’opération ultra-gauche ne concerne pas seulement ceux qu’elles répriment. C’est une opération symbolique de gouvernement de toute la population. Car, qu’il s’agisse du commentaire esseulé dans les médias, du spectacle des arrestations ou de l’usage discret de ces termes dans les arrêtés préfectoraux d’interdiction de manifester, « mouvance ultra-gauche », « mouvance anarcho-autonome » et « black blocs » font peur. La révolte a toujours ses sympathisants et le bazar est en général une réjouissance. Mais en revanche être la cible du pouvoir, avec tout le sérieux empesé de ses instances judiciaires, cela est effrayant.

L’opération « ultra-gauche » fabrique un ennemi et le réprime, mais surtout elle contre-produit le citoyen respectable, qui n’a rien à se reprocher. On ne produit pas la culpabilité sans contre-produire du même coup l’innocence. La matière de la chirurgie est la chair humaine, et celle du gouvernement les affects et les émotions. L’opération « ultra-gauche » est donc une manière de produire des existences qui se laissent diriger. Elles ne manqueront pas de trouver révoltantes les conditions de vie qu’on nous impose. Mais elles limiteront cette révolte à une indignation, un grommellement, cette verbalisation médiocre qui est la trouvaille historique et l’emblème de gloire du libéralisme – la liberté d’expression. La révolte trouvera son exutoire dans cette liberté en cul-de-sac qui nous est accordée de nous exprimer, tant que les mots restent séparés des actes. L’opération «ultra-gauche » est une opération de contention des désirs. Pourtant tout le monde a ses petits arrangements. Tout le monde grille un feu de temps en temps, évite de payer s’il le peut. Et les gens dont les petits arrangements ne sont pas si petits sont comme tout le monde.

Les agents de l’opération

Pour finir, et comme toute opération a ses opérateurs, un mot d’analyse. Le dévoiement du sens de l’ultra-gauche est entretenu par la police bien sûr, ainsi que les préfets et les hommes politiques ; il y faut aussi quantité de journalistes peu scrupuleux et qui croient assez facilement à la réalité de cette construction, voire qui y trouvent l’occasion de déployer l’imagination dont la déontologie de leur profession les a privé ; il y faut enfin quelques sociologues qui, au mépris de toute méthode de la recherche, participent à la propagation de cette politique. Citons Isabelle Sommier qui sévit à Paris-I, et Audric Vitiello à Tours.

Chers universitaires, nous vous voyons. Et nous vous lisons – avec la rigueur que vous méritez. Vos remarques préliminaires d’après lesquelles ultra-gauche est une « catégorie exogène », et même « policière », ne vous exonèrent en rien. Vos positions de gauche non plus. Ne vous gaussez pas de la « neutralité axiologique » dont vous gavez vos étudiants, celle-ci n’a jamais voulu dire qu’il n’y avait pas un conflit en cours ni qu’il était possible de ne pas y prendre part. Relisez vos classiques. Elle a simplement voulu dire qu’il appartenait à l’étude de déterminer à quelle prise de parti se rattache quelle position. Or le fait de colliger diverses tendances, de multiples groupes, un grand nombre de textes et d’expériences et de les tamponner toutes « ultra-gauche » ne clarifie en rien les positions ni les prises de parti. La distance surplombante que vous prenez avec ces expériences n’a rien à voir avec la neutralité wéberienne puisqu’elle obscurcit considérablement la question et qu’elle prend parti dans l’opération policière ; car au fond ce qu’on retient de vous, c’est que puisque vous êtes chercheurs ou du moins bibliophiles, vous savez de quoi vous parlez ; la « mouvance ultra-gauche » a une histoire bien compliquée, mais enfin, ceux que l’on interpelle héritent à tout le moins de cette histoire. J’espère que vous n’êtes pas compromis au point de ne plus pouvoir ressentir de honte devant votre rôle dans cette affaire.

Laissons à Max Weber le dernier mot :

« La vie, pour autant qu’elle repose en elle-même et est comprise à partir d’elle-même, ne connaît que la lutte éternelle que les dieux mènent entre eux, pour le dire sans métaphore : elle ne connaît que l’incompatibilité des points de vue ultimes sur la vie qui sont possibles en général, et l’impossibilité de mettre fin à leur lutte, la nécessité, donc, de se décider pour l’un ou l’autre. » (Le savant et le politique, La Découverte, 2003, p.103).

À propos de l'auteur

Sophie Anderson

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