La stratégie du choc ou les « catastrophes » comme opportunités
La situation engendrée par l’épidémie de Covid-19 est vécue comme une tragédie par l’écrasante majorité. Mais pour certains acteurs politiques et économiques, le moment actuel est aussi une gigantesque opportunité. Naomi Klein a décrit dans son best-seller de 2007, La stratégie du choc le schéma qui se met systématiquement en place lors des ruptures brutales dans l’ordre habituel des choses, qu’elles soient d’origine politique, économique, climatique ou – comme c’est le cas aujourd’hui – sanitaire.
Pour Naomi Klein, le choc produit par les grandes catastrophes fait naître une conjoncture dans laquelle « les gens sont trop focalisés sur l’urgence, sur leur survie, pour protéger leurs intérêts ». C’est dans cette brèche que s’engouffrent les gouvernements et les grands groupes économiques pour imposer des mesures qui auraient en temps normal rencontré des oppositions fortes. À l’inverse des théories du complot qui fleurissent invariablement dans ce genre de moments, cette grille de lecture ne cherche pas à attribuer la responsabilité d’un désastre donné à tel ou tel sujet ou groupe, mais plutôt à décrire les effets d’opportunité engendrés par les circonstances exceptionnelles et comment celles-ci sont habilement mises à profit par les puissances d’argent et les autorités au détriment du plus grand nombre.
Nous avons sous les yeux de nombreux exemples de l’application de cette « stratégie » – qui est du reste rarement intégralement consciente et planifiée – dans des domaines aussi divers que les libertés publiques (applications de traçages, déploiement d’une surveillance policière généralisée, accélération de la mise en place de technologies de contrôle…), les droits des travailleurs (voir les récentes déclarations du président du MEDEF ou les bruits de couloir émanant de Bercy pour « le jour d’après ») ou la justice d’exception (maintien en détention sans intervention d’un juge – une première depuis la lois des suspects de 1793, GAV sans la présence d’un avocat)…
Les moments de grande crise agissent moins comme des déclencheurs d’une rupture radicale avec la situation précédente que comme des révélateurs et surtout des accélérateurs d’une logique déjà à l’œuvre. On sait aujourd’hui que les projets de mise sous surveillance de toute la population américaine permis par le Patriot Act étaient déjà dans les cartons bien avant le 11 septembre 2001 ou que les plans de privatisation de l’éducation et de réforme urbaine visant à exclure les pauvres du centre-ville étaient déjà programmés avant le passage l’ouragan Kathrina qui a dévasté la Nouvelle-Orléans en 2005. De la même manière, le cauchemar dystopique qu’on nous annonce pour le « monde d’après » se prépare depuis longtemps dans les arrière-cuisines des grandes entreprises du monde numérique et des gouvernements en quête de toujours plus de contrôle des populations.
Un cas d’école : la déréglementation des installations d’antennes téléphoniques
L’exemple des antennes-relais du réseau GSM est un cas d’école. Un article de Reporterre du 2 avril révèle en effet que les ordonnances de la loi d’état d’urgence sanitaire datant du 25 mars dernier :
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annulent l’obligation d’information des maires en cas d’installation d’une nouvelle antenne-relais ou de la modification d’une antenne existante sur le territoire d’une commune.
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suppriment également l’obligation de contrôle en amont par l’ANFR (Agence Nationale des Fréquences), le « gendarme des ondes ».
L’ordonnance justifie ces dérogations par « un contexte de mise sous tension des réseaux de communications électroniques résultant d’un accroissement massif des usages numériques du fait de la mise en œuvre des mesures de confinement de la population ». Comme toutes les mesures temporaires, exceptionnelles, d’urgence, ces aménagements risquent naturellement d’être amenés à durer et finir par s’inscrire à terme dans la norme, de la même manière que l’état d’urgence mis en place en 2015 a été incorporé à la Loi sous Macron. La régularisation systématique de ces installations « d’urgence » est en effet déjà anticipée par un document de Bercy soumis au Conseil des Ministres.
C’est l’un des points cruciaux de la stratégie du choc : les entités publiques (ici les maires et l’ANFR) et surtout les populations sont systématiquement marginalisées ou écartées des processus de décision au profit des entreprises, le plus souvent au nom de critères techniques ou d’efficacité dictés par l’urgence. L’attention du public étant dirigée ailleurs et parasitée par la peur à court terme, toutes sortes de manœuvres peuvent avoir lieu sans que les médias ou les oppositions politiques puissent se saisir du problème avant qu’il ne soit trop tard.
Bien que ces ordonnance ne concernent pas l’installation d’antennes 5G, la logique à l’œuvre au nom d’un danger réel ou supposé de saturation des réseaux (la fameuse « mise sous tension » évoquée par l’ordonnance, dont la réalité est désormais largement remise en cause) pourrait bien être utilisée à l’avenir pour justifier l’accélération du déploiement de cette technologie dont les enjeux sanitaires font encore débat.
Pour Nicolas Guillaume, fondateur de l’AOTA (Association des Opérateurs Télécoms Alternatifs), « la saturation n’existe pas » et « tout cet argumentaire de scénario catastrophe relayé par quelques complices peu au fait des réalités techniques n’est que du spectacle politico-économique ». La Fédération Française des Télécoms a fini par reconnaître que rien n’indique qu’il existe une congestion des réseaux. Il semble que cet épouvantail ait été agité par les grands opérateurs français (les Big Four : Orange, SFR, Free, Bouygues) avant tout pour remettre en cause le bien-fondé de la neutralité du net et pouvoir faire payer plus cher les gros utilisateurs de bande passante.
Tous les ingrédients sont là : l’attention du public est entièrement captivée par la crise en cours, les oreilles des autorités sont particulièrement réceptives aux exigences des industriels et à leur parole « technicienne » considérée comme légitime, la législation est modifiée dans l’urgence au nom de l’urgence et finit par s’installer comme nouvelle norme. Le confinement rendant l’organisation d’une opposition inaudible sinon impossible, toutes sortes de mesures de ce type sont en train d’être prises dans les domaines les plus variés, pas vraiment dans le secret, mais néanmoins à notre insu puisque nous regardons ailleurs.