En réponse à la crise sociale engendrée par le virus, les réseaux d’entraide se sont multipliés. Mais qu’est-ce que la solidarité en vrai ? Et que dit-elle réellement ? Avec ce texte, nous essayons de saisir en quoi elle indique la seule voie praticable face à tous les désastres présents et à venir, à commencer par celui que constitue le cours normal de notre monde : se tenir ensemble.
Il n’aura échappé à personne que la crise sanitaire se double d’une crise économique et sociale plongeant les plus précaires dans une situation encore plus fragile. Ils sont privés de leurs revenus réguliers ou irréguliers, de leurs maigres salaires, des plans au blacks ou encore de petits trafics qui leur permettaient de survivre. Comment par exemple faire la manche quand les rues sont désertes ? Parfois certaines associations ont été obligés de suspendre leur aide pour des raisons sanitaires, d’autres ont été submergées dès les premiers jours. Des sans-abris mais aussi des retraités, des familles pauvres, des migrants et des étudiants se retrouvent dans un dénuement extrême. Certains sont trop vulnérables pour prendre le risque de sortir faire des courses.
C’est aussi l’un des enseignements malheureux de cette crise. Nous sommes à ce point dépendants de la machine capitaliste que sa suspension temporaire fait courir un risque encore plus grand à ceux qu’elle broie d’habitude. Nous avons besoin de ce qui constitue à bien des égards la cause de nos maux.
Plus ou moins spontanément des gestes de solidarité sont apparus un peu partout dans le monde et notamment à Milan et à New-York. Même chose en France où les initiatives se sont multipliées. Parfois il s’agit de voisins qui mettent de la nourriture ou des masques à disposition dans un caisse devant chez eux. Les boites à livres ont même été détournées à cet usage dans plusieurs villes. Dans les quartiers, les banlieues et les centres-villes, de véritables réseaux d’entraide se sont organisés, souvent à partir de liens et de savoir-faire préexistants. A Rouen par exemple, un groupe de gilets jaunes organise des maraudes. Ils sont vite rejoints par un local associatif, le diable au corps qui prépare des repas chauds. Dans le sillage de ce qui se fait à Milan, des « Brigades de solidarité populaire et d’auto-défense sanitaire » apparaissent à Paris et en Ile de France puis dans d’autres villes. Ici, l’intention est clairement politique et militante. Tout comme la langue et le style qui renvoient à un univers anticapitaliste et révolutionnaire bien précis et un peu codé. Dans les quartiers populaires, ce sont des associations et des collectifs d’habitants qui prennent le relai et distribuent de quoi se nourrir là où la faim se fait sentir et où les files d’attente s’allongent de manière inquiétante.
Pour donner le change, les mairies tentent de capter ce désir d’entraide en proposant de l’organiser. Sans honte, le gouvernement lui en appelle en « appelle à la mobilisation générale des solidarités » et propose sur un site créé pour l’occasion de rejoindre une « Réserve Civique ».
Mais l’essentiel de cette solidarité se développe à distance de l’Etat et même souvent contre lui. Si droite et gauche se sont disputées au siècle dernier « le monopole du cœur », il n’y a plus que leur monopole de la violence légitime que nous leur contestons aujourd’hui.
Une grande partie de ces collectifs improvisés sont auto-organisés et autonomes au sens où ils ne dépendent pas de structures ou d’institutions politiques classiques. Beaucoup tiennent d’ailleurs à le préciser, il ne s’agit pas de faire de l’humanitaire, de la charité ou du social, encore moins de « pallier les manquements de l’Etat » comme on l’entend souvent ou de devenir la béquille d’un Etat social défaillant. S’organiser à distance de l’Etat c’est prendre acte de la nécessité de faire sans lui et cesser de lorgner vers lui. C’est apprendre à compter sur ses propres forces. Certains préfèrent même ne disposer d’aucun arrangement avec les mairies pour ne pas tomber sous le coup d’une quelconque dépendance et pour ne pas oublier que leur place est plus logiquement face à nous qu’à nos côtés.
Si elles ne partent pas de nulle part, ces initiatives ne peuvent tenir que grâce à l’afflux important de volontaires et aux multiples dons de toute sortes de la part de tous ceux qui les soutiennent.
Donner gratuitement du temps, des choses et de l’argent, sans rien attendre en retour, voilà qui pourrait être notre définition du « cœur ». Contrairement à ce que l’on nous a appris depuis notre plus jeune âge le temps n’est pas de l’argent. Tout ce qui existe ne peut être traduit en chiffre ou en valeur.
Au contraire même, le plus précieux échappe au calcul et à la mesure. Tous ces collectifs d’entraide et de solidarité, toutes ces actions, comme mille autres d’ailleurs, sont des absurdités du strict point de vue économique.
Il n’est pas facile d’expliquer un tel geste sans l’appauvrir. Il y a quelque chose qui relève de l’évidence, celle qui nous pousse à porter secours à notre semblable et à partager ce dont nous disposons : une entraide spontanée en quelque sorte. On la retrouve chez beaucoup d’espèces animales contrairement à la représentation grossière selon laquelle seule la force réglerait les rapports entre les animaux - ce fameux état de nature et sa « loi de la jungle ».
C’est aussi une certaine anthropologie du crevard qui est mise en échec. Contrairement à ce que donne à voir de nombreuses séries apocalyptiques, tout le monde ne se comporte pas comme une merde quand vient la catastrophe. « L’homme n’est pas un loup pour l’homme » comme le voulait Hobbes chez qui l’autre est toujours une menace pour ma sécurité et mon bien. Exit aussi la guerre de tous contre tous.
Solidaire, littéralement « pour le tout », ce qui tient ensemble. La solidarité relève du partage plus que de l’assistance.
Il ne s’agit pas tant de porter secours que de mettre en commun les plans et les magouilles dont on peut disposer pour récupérer de la nourriture en quantité suffisante.
Elle est la manifestation en acte que les relations entre les êtres ne peuvent pas être réduites à la seule logique marchande de la valorisation, de la comptabilisation et du retour sur investissement. Il existe des gestes qui n’obéissent pas à la loi de l’intérêt, des espaces où le capitalisme est déjà mis en échec. Voilà un mystère pour la rationalité utilitariste. Il y a de la gratuité : ce qui ne vaut rien sur le marché, ce qui est fait ou donné contre rien.
C’est bien à cela d’ailleurs que le pouvoir s’est attaqué, plus ou moins consciemment, quand la police est venue nasser et verbaliser des membres d’une brigade de solidarité populaire qui distribuaient gratuitement de la nourriture à Montreuil le premier mai.
La solidarité est le nom de cet acte désintéressé qui s’est émancipé de la triste question de la valeur. On ne devrait pas hésiter à parler de communisme en acte même si le mot a été capté par des régimes sur lesquels il n’y a plus aucune raison de s’exciter – ni aucune excuse pour le faire ! En vrai le mot communisme s’applique davantage à ce qui se joue dans une famille ou dans une bande d’amis : la mise en commun et le partage comme évidence. En ce sens l’amour pourrait être un autre synonyme de communisme. Aucun parent, ni aucun amant, ne donnera en espérant recevoir quelque chose d’équivalent en retour. Ou alors il est perdu.
Toute caresse véritable est communiste.
Rien à voir non plus avec la charité ou l’amour chrétien, mais entre la langue de la religion d’hier et celle d’aujourd’hui (l’économie), nous avons du mal à nommer ce qui échappe au désastre ambiant. Au reste le chrétien quand il aime son prochain ou son Dieu lui-même ne le fait que par intérêt ou par peur, et en tout cas dans l’espoir d’être sauvé. L’église avait d’ailleurs rapidement condamné pour hérésie les quelques fous qui s’étaient aventurés à revendiquer un amour pur et désintéressé qui n’attend rien en retour, pas même le salut. Notons au passage et amicalement ce qu’un certain usage militant de la solidarité, fût-il révolutionnaire, peut avoir de contradictoire. Pas plus que l’espoir religieux, l’instrumentalisation politique ne permet d’échapper à cela même qu’il dénonce : la logique du calcul et donc de l’économie.
Le communisme n’est pas une chose à venir dont un quelconque parti serait le moyen. Il est ce qui existe ici et maintenant quand l’hégémonie capitaliste n’a plus de prise sur nos manières de sentir, de penser et d’agir. C’est peu et c’est beaucoup à la fois. C’est à coup sûr la seule chose qui peut nous permettre de tenir ensemble face à toutes les catastrophes, et en premier lieu celle qui constitue le fond normal de notre monde. Voilà l’une des leçons de tous ces réseaux d’entraide. Ils vont maintenant être confrontés à la difficile question de savoir comment durer et comment croître. Ils ont déjà exprimé à partir de cette crise la question fondamentale de notre époque :
Comment accroitre notre autonomie à l’égard de ce dont nous dépendons pour finalement rompre avec lui, et comment du même coup faire croitre ce qui échappe au désert de l’économie : le communisme. Ou l’amour. Nous n’aurons bientôt pas d’autres possibilités.
Crédit photo d’illustration principale : NnoMan.