Dans un article publié dans le monde le 1er octobre, l’historien Thomas Le Roux revient sur l’histoire de la réglementation des risques et des pollutions industrielles.
C’est une coïncidence historique, mais la première grande pollution industrielle chimique en France avait eu lieu à 500 mètres du site de Lubrizol en 1770, dans le quartier Saint-Sever : les fumées corrosives d’une fabrique d’acide sulfurique détruisirent la végétation alentour et on les soupçonna de menacer la santé publique. Le procès qui suivit inaugure une nouvelle manière d’encadrer les risques industriels et les pollutions lourde dont la fonction principale sera de protéger l’industrie.
Deux aspects méritent tout particulièrement notre attention. Premièrement, la fréquence des « accidents » industriels :
« En matière d’industrie dangereuse, l’accident n’est pas exceptionnel, c’est la norme. Les accidents dans les établissements classés français sont passés de 827 en 2016 à 978 en 2017, et 1 112 en 2018 et près de la moitié d’entre eux laissent s’échapper dans l’environnement des substances dangereuses. Les établissements Seveso contribuent sensiblement à cette progression : pour 15 % en 2016, 22 % en 2017 et 25 % en 2018. »
Pour 2018, on est donc en moyenne à trois accidents par jour. C’est la notion même d’accident qui devient problématique : les fuites, les incendies, les explosions, constituent bien plutôt le fonctionnement normal de ces industries polluantes.
Deuxièmement, l’auteur pointe l’assouplissement des mesures qui encadrent l’activité des industriels. Les régulations, les directives ont pour but principal de favoriser le développement de l’industrie en étant le moins contraignant possible pour les industriels.
« Ces directives reprennent l’esprit de législations nationales déjà existantes dont le but est, depuis le XIXe siècle, d’encourager l’industrialisation, quitte à sacrifier des zones au nom de l’utilité publique. »
Par exemple le plan de prévention des risques technologiques de 2003 dont le but est de réduire la proximité des installations classées avec les habitations prévoit, par un curieux renversement de perspective, d’exproprier non pas l’industriel source de danger mais le résident qui a eu l’imprudence de venir habiter trop près ou la malchance de voir s’install er une usine près de chez lui. Aussi surprenante qu’elle soit, cette logique traverse l’histoire des réglementations depuis ce fameux incendie de 1770. Les populations doivent s’adapter :
« C’est aux populations de s’acclimater à l’industrie et son cortège de risques et de pollution, au nom de l’utilité publique, l’industrialisation étant assimilée au bien général. Plutôt que d’interdire un produit, on commence à définir une acceptabilité par la dose et les seuils. D’où la banalité de la proximité des usines dangereuses avec des zones habitées depuis deux cents ans. »
« La régulation des risques et des pollutions ne protège donc pas assez les populations, parce qu’elle protège avant tout l’industrie et ses produits. Les garde-fous actuels (dispositifs techniques, surveillance administrative, réparation et remédiation, délocalisations) ont pour but de rendre acceptables les contaminations et les risques ».
Aussi surprenant que cela puisse paraître, la protection des industries polluantes est donc la raison d’être de la réglementation de ces mêmes industries. Pas plus que les pollutions, les protections dont bénéficient les entreprises ne sont donc pas accidentelles, voilà qui éclaire de manière singulière l’attitude du préfet à l’égard de Lubrizol. Pollutions et réglementations sont les mêmes faces d’une même médaille. Celles d’un monde qui ne cesse de faire la guerre au vivant au nom d’une idéologie productiviste et économiste.
Lubrizol met à jour les questions capitales de notre époque : comment imaginer un monde sans ces industries ? Comment nous débarrasser de notre dépendance à leur égard ? Comment imaginer des manières de vivre ensemble où ce que nous produisons ne relève pas de décisions qui nous échappent à ce point ? Et comment se débarrasser des autorités dont la seule raison d’exister et de faire tenir ce monde absurde ?
Source :
https://www.lemonde.fr/…/deja-a-rouen-au-cours-des-annees-1…