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La révolte est une fête

Nous publions entièrement la deuxième partie de notre livre « Une révolte en gilet jaune ». Pour procurer la version papier, c’est par ici.

 

// L’ÉTONNANT DESTIN D’UN GILET JAUNE FLUORESCENT

Octobre 2008 : l’État décide de rendre obligatoire « le gilet de sécurité fluorescent » dans tous les véhicules pour des raisons de sécurité. Dix ans plus tard, le gilet jaune devient l’étendard d’une révolte inédite aux accents insurrectionnels autant que le signe d’appartenance à une étrange communauté. Ronds-points occupés, centre-commerciaux bloqués, manifestations sauvages et émeutes en centre-ville : l’espace de quelques semaines, le soulèvement des gilets jaunes allait faire trembler le gouvernement comme rarement ces cinquante dernières années.

Ce détournement et cette réappropriation de l’objet gilet jaune résume à lui-seule la créativité de ce mouvement. Qui aurait pu penser qu’il était possible de charger de vie, d’histoires et de sentiments un bout de tissu impersonnel et jaune fluorescent, parfait symbole de la froideur étatique et sécuritaire ?

C’est précisément sur cette part d’inventivité aux effets largement imprévus que nous aimerions revenir dans ce texte. Non pas proposer un récit exhaustif ou une analyse globale, mais repérer les gestes et les pratiques par lesquelles les gilets jaunes ont ouvert des voies qui leur étaient propres, ou se sont réappropriées de façon originale des manières de faire déjà existantes, à mille lieues de la routine politique des organisations, des partis, des syndicats, et même des radicaux. Outre le plaisir qu’il y a à revenir sur la fraîcheur de cette expérience collective, il se pourrait aussi qu’elle ait quelque chose de précieux à nous dire sur la politique elle-même et sur les possibilités révolutionnaires que l’époque contient.

// COMMENT NAISSENT LES RÉVOLTES ?

Le mouvement des gilets jaunes ne vient évidemment pas de nulle part. Les témoignages des gilets jaunes suffisent à l’établir : il s’inscrit dans l’appauvrissement des plus fragiles qui a logiquement accompagné les mesures libérales prises par tous les gouvernements ces vingt dernières années au moins. À cela est venu s’ajouter le mépris souverain dont Macron a su faire preuve en l’espace de deux ans. C’est une chose de subir année après année un effritement continu de ses conditions d’existence, c’en est une autre de se taper en plus le manque de respect d’un morveux de 40 ans qui nous tient lieu de président. Puis vint la fameuse goutte d’eau : l’idée saugrenue qui a dû germer dans la tête d’un énarque de faire financer une transition soi-disant écologique par une taxe sur les carburants. C’est la France rurale et périphérique, dépendante de la voiture pour ses déplacements, qui se sentait attaquée et qui réagissait. Certains déjà s’étaient mobilisés quelques mois plus tôt contre la limitation à 80 km/h sur les routes nationales. Des pétitions, des vidéos, des appels à se retrouver le 17 novembre ont circulé sur le net et surtout sur Facebook. Des réunions de préparation se sont déroulées sur des parkings de supermarché. Les gilets jaunes ont commencé à fleurir sur les tableaux de bord. À la surprise générale, mais pour le plus grand bonheur de ceux qui ont eu la chance de se retrouver sur un rond-point ou dans la rue ce 17 novembre 2018, des dizaines de milliers de personnes ont répondu à l’appel. Tous reconnaissaient que cette histoire de taxe était en quelque sorte un prétexte. Sur les ronds-points ça parlait plutôt de fin de mois difficiles, de pouvoir d’achat et du ras-le-bol général d’être pris pour un con. Quelque chose d’inédit se passait pour de bon, un événement qui ne saurait se réduire à la somme de ses composantes et qui relève de la rencontre magique entre des circonstances multiples et parfois indépendantes les unes des autres.

Les raisons de se révolter en effet manquent rarement mais c’est toujours de manière surprenante que la colère finit par exploser à tel moment précis et sous telle forme pour finalement se transformer en une révolte massive et profonde, puissante et spontanée. Le groupe NTM chantait « qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? » en 1995, il fallait encore attendre dix ans pour que les banlieues de la France entière s’embrasent à la suite d’un énième crime policier. Certains ont remarqué par le passé que nous ne voyons même plus par où commence une insurrection. La séquence qui vient de bouleverser la France nous aura aussi appris cela : contre toutes les prédictions possibles, une insurrection peut tout à fait débuter en gilet jaune sur un rond-point en réaction initiale à une taxe sur le carburant !

// UNE NOUVELLE ÈRE ?

Les réseaux sociaux et Facebook en particulier ont évidemment joué un rôle fondamental dans l’expression et la diffusion de la contestation. C’est sur Facebook que sont apparus les premières pétitions, les premières vidéos, les premiers événements et les premiers appels et finalement les principales pages de gilets jaunes. La situation n’est pas nouvelle, pensons par exemple aux révolutions arabes. Et en 2016, ce sont déjà des youtubeurs engagés et connus pour leurs prises de position politique qui avaient appelé à la mobilisation contre la loi El Khomri dite loi travail. Mais cette fois-ci, ce sont des illustres inconnus, des individus quelconques qui sont à l’origine des appels : Ludovsky, Drouet, Mouraud et compagnie. Ils n’ont aucun engagement politique connu malgré tous les efforts que les journalistes ont pu faire pour traquer leurs publications.

C’est encore un événement de taille. La plus grosse révolte de ces cinquante dernières années surgit et se développe indépendamment de toute structure syndicale, même si l’on compte évidemment des syndiqués parmi les gilets jaunes. Les syndicats n’ont pas été dépassés comme ce fut le cas en 2016 lors de l’éclosion du cortège de tête, ils ont tout simplement été absents. C’est une page du mouvement ouvrier qui se ferme. Le manque de combativité et les échecs répétés des mobilisations syndicales y sont pour beaucoup. Plombés par leurs nombreux renoncements, les syndicats ne sont plus vus comme des instruments de combat. Mais c’est aussi le résultat d’une modification profonde du capitalisme et du rapport au salariat à la suite des restructurations de ces 30 dernières années. Délocalisation, sous-traitance, développement du travail intérimaire et du temps partiel contraint, auto-entreprenariat, précarité et chômage de masse sont autant de signes de la fin de la centralité du CDI et de la figure de l’ouvrier ou du travailleur dans la lutte. C’est pourquoi si beaucoup de gilets jaunes sont des salariés, ce n’est pas à partir de cette identité qu’ils se sont jetés dans cette bataille qui rompt ainsi avec le mouvement social au sens classique du terme. Les gilets jaunes ne sont pas partis en guerre contre une réforme visant à encadrer le travail en espérant bloquer la production au moyen de la grève. Ils se sont attaqués à l’économie à partir d’une position extérieure à celle du travail en s’attaquant à la circulation au moyen du blocage.

// LE PEUPLE DES RONDS-POINTS

Au commencement était le rond-point. Il fut initialement et pour longtemps le cœur du mouvement. D’abord pour sa fonction stratégique évidente. Les ronds-points constituent les nœuds des infrastructures routières par lesquels transitent autant les marchandises que les salariés qui se rendent à leur travail. Leur fonction, et donc leur faiblesse, c’est de fluidifier leur circulation. Les bloquer c’est nécessairement s’attaquer à l’économie d’un pays en le prenant à la gorge. Les ronds-points occupés ont cependant rapidement cessé d’être des points de blocage. S’il y eut des tensions entre les bloqueurs et ceux qui voulaient simplement faire des barrages filtrants pour ne pas pénaliser leurs semblables qui étaient en voiture, ce sont surtout les interventions policières régulières qui rendaient au rond-point leur fluidité initiale.

Dès le premier jour les ronds-points furent surtout l’endroit où il était possible de se rassembler tout en étant visible. S’il y eut bien quelques personnes à Paris ce 17 novembre 2018, le réflexe initial des gilets jaunes ne consistait pas à déambuler dans les rues des centres-villes qu’ils n’habitent pas. Ils ont fui, guidés par un instinct sûr, le dispositif bien rodé de la manifestation déclarée qui appartient à la forme classique des mouvements politiques et sociaux. Sur les ronds-points, les gilets jaunes n’ont pas marché les uns derrière les autres mais ils se sont retrouvés, face à face et côte à côte, en général à proximité de chez eux et sur des espaces qu’ils connaissent et traversent régulièrement.

Le rond-point des vaches à Saint-Étienne du Rouvray, que nous avons rejoint dès le premier jour, constituait déjà le passage obligé de tout mouvement social. Les organisations syndicales y organisent traditionnellement des diffusions de tracts et des blocages filtrants de quelques heures, entre sérieux, tristesse et impuissance. Mais ici encore, la magie gilet jaune a opéré. Le 17 novembre, c’est plutôt un air de foire, de fête de village et de mariage populaire qui flottait sur les ronds-points. Les mines réjouies et les larges sourires parlaient d’eux-mêmes. C’était un joyeux bordel, sans service d’ordre et sans coordination globale. Tout le monde avait plus ou moins improvisé la place qu’il occupait : voitures garées à l’arrache, feux de palettes éparpillés aux différentes sorties, petites tonnelles pour servir cafés chauds et de quoi manger, apportés par des personnes bienveillantes. « En 20 ans de syndicalisme, je n’ai jamais connu ça », déclarait hilare un ouvrier de chez Renault par ailleurs syndiqué à la CGT. Le cercle de l’impuissance était brisé pour longtemps.

Les ronds-points sont ensuite devenus des zones occupées durablement qui se sont organisées pour tenir nuit et jour. C’est alors une certaine vie commune qui s’est inventée et qui s’est organisée matériellement pour se chauffer, s’abriter, se nourrir et passer la nuit. Des cabanes de palettes sont apparus aux quatre coins de France. Souterrainement sans doute, l’imaginaire de la ZAD avait fait son chemin. Mais il faut dire aussi que les zones industrielles regorgent de palettes et les approvisionnements étaient nombreux, tout comme les savoir-faire et les bricoleurs. C’est une loi universelle que « le peuple des ronds-points » a redécouvert à la suite des indiens, des gitans, des zadistes et des réfugiés : là où l’on vit dehors, il faut concevoir des abris avec les moyens du bord.

Les gilets jaunes se sont alors appropriés une partie de l’espace dit public. Sans même se les poser réellement, ils semblent avoir répondu aux questions suivantes : est-il possible de sortir de l’atomisation à laquelle nous acculent nos existences, de se retrouver et d’extraire une partie du territoire national au triste sort qui lui est habituellement réservé ? Est-il possible d’habiter pleinement ces lieux jour et nuit et de prendre plaisir à le faire ? Est-il possible d’inventer sur ces endroits aussi impersonnels des manières de vivre qui laissent plus de place à la fraternité et à la solidarité que n’importe quel dispositif républicain? Est-il possible de peupler ces lieux vides et désolés et d’en faire des espaces désirables ? On le sait depuis, la réponse hallucinante est oui !

Le pouvoir a très tôt senti ce qu’il y avait d’intolérable et de dangereux dans cette folle prétention. Il s’est donc méthodiquement attaqué aux ronds-points. Pour beaucoup ce fut la première expérience des violences policières, des charges, des matraques, des gaz lacrymogènes et du LBD et, enfin de la destruction répétée des cabanes malgré les reconstructions régulières. Et comme cela ne suffisait toujours pas, il fallut prendre des arrêtés préfectoraux pour interdire de se rassembler sur ces lieux nouvellement enchantés. En certains endroits, de véritables villages de palettes sont apparus, parfois avec leur enceinte comme la très célèbre Notre-Dame des palettes, cette petite ZAD du rond-point des vaches. Un potager et des poules y avaient fait leur apparition. Qui sait ce qu’il serait arrivé si le gouvernement n’avait pas écrasé ces mondes en devenir.

// BLOCAGE À TOUS LES ÉTAGES

Une autre bataille, exclusivement offensive, s’est menée en parallèle. Il s’agissait cette fois d’attaquer l’économie et la circulation des marchandises en frappant directement les zones d’activités commerciales et ses grandes surfaces, c’est-à-dire en fait le commerce et la vente. Tout bloquer est devenu le nouveau lieu commun d’une époque où tout circule en permanence, nous n’y revenons pas. Les gilets jaunes, dont beaucoup travaillent ou ont travaillé dans la logistique, le savent mieux que personne.

À Barentin et à Tourville la Rivière pour la région, et partout en France, de nombreuses bandes se sont alors constituées autour de ces opérations pour lesquelles il fallait se retrouver tôt le matin et déposer le matériel nécessaire, des pneus, des palettes encore, des liens parfois pour attacher tout ça, et de quoi y mettre le feu. Les caddies, détournés à leur tour de leur rôle initial, étaient également mis à contribution pour empêcher les voitures d’entrer sur le parking avec de solides barricades. Une complicité neuve, entre des gens qui ne se connaissaient pas la veille, est alors apparue. La détermination et la joie étaient au rendez-vous et les actions étaient loin d’être symboliques. En certaines occasions les rideaux des grandes enseignes étaient même fermés. Parfois, ce furent aussi les péages et les parkings payants qui furent rendus à une gratuité évidente. Ce sont alors les flux d’argent destinés à Vinci et autres parasites qu’il s’agissait de bloquer dans la bonne humeur générale.

À leur tour, ces gilets jaunes ont fait l’expérience de la brutalité policière. À quelques semaines de Noël, de tels blocages pouvaient constituer une perte colossale pour les grandes enseignes. Du côté des gilets jaunes, l’idée que Noël approchait, ses orgies de cadeaux et de repas mais surtout ses chiffres d’affaires record, avait plutôt tendance à motiver les troupes. Les interventions policières n’ont pas suffi à faire rentrer les gens chez eux. Au contraire elles ont suscité de nouveaux savoir-faire : mobilité, dispersion, camouflage, réapparition, entre parties de cache-cache et chasse à l’homme. D’autres cibles stratégiques ont également été choisies par les gilets jaunes : plate-forme de distribution, dépôts pétroliers et raffineries. Pourtant, la répression et les arrestations ont produit leurs effets. Les moyens policiers étaient de plus en plus conséquents. Le nombre a commencé à manquer. L’intuition en tout cas était bonne. Et à plusieurs centaines de milliers, et a fortiori à des millions, il ne faudrait pas beaucoup de temps pour mettre un gouvernement à genoux.

// DE MANIFESTATIONS EN ÉMEUTES

À Paris, les manifestations ont commencé dès le 17 novembre. S’ils n’étaient pas très nombreux ce jour-là à se retrouver dans la capitale, les gilets jaunes ont pourtant réussi à prendre de cours les forces de l’ordre. Ils sont passés à deux doigts de l’exploit en s’approchant à quelques mètres de l’Élysée aux cris de « Macron démission ». Le pouvoir est une chose complexe qui ne se réduit pas à « l’État, aux flics et aux patrons ». Il s’incarne pourtant en une figure et en des lieux symboliques. Dès le premier jour, c’est assez naturellement que les gilets jaunes se sont dirigés vers le palais présidentiel pour y trouver son occupant. Par la suite l’Élysée est resté une cible permanente. Nul pourtant n’avait de plan ou de projet bien précis à part le désir vague de s’introduire dans ces lieux de pouvoir et ses couloirs dorés, de mettre la main sur celui qui les prenait de si haut. Éric Drouet, à qui un présentateur télé demandait la veille du 8 décembre ce que les gilets jaunes comptaient faire s’ils se retrouvaient devant l’Élysée, répondait en ces termes : « bah on rentre dedans » ! Mais « pour y faire quoi ? » s’étranglait alors le présentateur. L’énigme demeure. Tout saccager peut-être, ou forcer Macron à fuir - ou à abdiquer. Mettre à jour la faiblesse du pouvoir sans doute, en manifestant sa propre puissance.

Toujours est-il que le pouvoir a paniqué ce jour-là. On sait depuis qu’un hélicoptère était prêt à exfiltrer le président de son palais pour le soustraire à la colère populaire.
À tort, nous croyons souvent que l’action se comprend à partir d’un objectif conscient et déterminé qu’elle poursuivrait. Sa capacité à réaliser cet objectif mesurerait alors son efficacité. L’expérience des gilets jaunes nous rappelle qu’il existe une autre manière de penser l’action qui correspond davantage à ces moments de colères collectives et confuses. Les « pour faire quoi ? » sont bien impuissants à comprendre quoi que ce soit. Paradoxalement, il se pourrait même que ce type d’actions produise davantage d’effets. Ne pas savoir où l’on va constitue parfois le meilleur moyen d’aller le plus loin possible. C’est ainsi que les gilets jaunes ont pris possession de l’Arc de Triomphe, ont abattu les grilles du jardin des Tuileries, ou ont encore pénétré à coups de Fenwick dans le ministère du porte-parole du gouvernement, Benjamin Grivaux.

Avec la répression qui s’est abattue sur les ronds-points et les blocages, la centralité du mouvement des gilets jaunes s’est quelque peu déplacée vers les manifestations parisiennes puis celles des villes de province : Bordeaux, Toulouse, Nantes, Rouen, Dijon, etc. Faut-il d’ailleurs vraiment parler de manifestation ? Aucun organisateur, aucune déclaration en préfecture, aucun parcours décidé à l’avance mais plutôt des rassemblements épars qui finissent par s’agréger et qui se mettent spontanément en mouvement de façon désordonnée et bruyante, vivante. L’usage a retenu le terme bienvenu de manifestations sauvages pour ce genre de pratique. Les gilets jaunes ont fait de la manifestation sauvage un art suprême. Et si bien plus tard, certaines personnes sans doute investies d’une mission, se sont mises à déclarer des manifestations, les dissensions ont été telles qu’elles ont fini par abandonner.

Ces dernières années, seul le CPE (2006) et ses manifestations d’étudiants ont donné autant de place à la manifestation sauvage. Le cortège de tête ouvert de la loi travail (2016), lui-même dépassement du black bloc plus fermé, dépendait encore des journées de mobilisation lancées par les grandes centrales syndicales : sans cortège CGT, pas de cortège de tête. Rien de tel au contraire pour les gilets jaunes, pas de cortège syndical à déborder, pas de drapeaux, pas de ballons, pas de camion de la CGT et sa sono vociférante. C’est sans doute le dispositif bien huilé de la manifestation, qui depuis sa codification légale au début du XXe siècle s’inscrit dans une longue tradition de négociation et de collaboration entre les syndicats (ou les partis) et le pouvoir, que les gilets jaunes ont le plus clairement saboté. C’est en comptant uniquement sur leur propre force et leur seule présence que les gilets jaunes se sont retrouvés dans la rue. Il n’existe aucun précédent historique récent.

Le nombre, la colère et la détermination ont rapidement transformé certaines de ces manifestations en émeutes populaires. Ce furent les folles journées du 24 novembre, du 1er et du 8 décembre à Paris. Ce fut la fièvre qui s’est emparée des villes de province. Nous ne parlons pas ici de la scène ritualisée pendant laquelle des manifestants bien rodés et bien équipés s’en prennent méthodiquement aux vitrines des banques et aux forces de l’ordre. Certains appellent ces moments des émeutes organisées, expression paradoxale s’il en est. Ce dont nous parlons au contraire c’est du surgissement d’une rage qui s’assume comme destructrice sans parfois le reconnaître consciemment. Nous parlons de la complicité qui s’empare d’une foule sûre de sa légitimité, qui ne comprend pas qu’on ne puisse pas se déplacer ou manifester comme on l’entend dans une ville, et qui ne supporte pas que la police constitue un obstacle – sans parler de sa brutalité sans limite. Nous parlons encore de la constitution spontanée d’un corps collectif doué d’une intelligence tactique immédiate pour se déplacer, pour attaquer et pour se retirer, pour faire face à un dispositif policier ou le contourner. « Je crois que le 1er décembre fut la première émeute de ma vie», nous confiait un ami bien habitué aux contre-sommets. Sur les Champs-Élysées, et sur les avenues environnantes, ce sont des milliers de personnes qui se sont affrontées avec les forces de l’ordre dans un flot ininterrompu de projectiles, de barricades enflammées et parfois de casse ou de pillages systématiques accueillis
joyeusement par le reste de la foule, comme lors de la journée du 16 mars. Rarement les beaux quartiers auront été si durement touchés. « Emmanuel Macron, oh tête de con, on vient te chercher chez toi » chantaient les gilets jaunes. À défaut d’y être littéralement parvenu, c’est bien à son monde, à ses avenues et à ses restaurants de luxe aux prix exorbitants qu’ils se sont attaqués. C’est bien chez lui qu’ils se sont rendus.

// DU PACIFISME À LA VIOLENCE LÉGITIME

On ne trouve pas chez les gilets jaunes de discussion abstraite sur la radicalité, la violence et la non-violence. Initialement, beaucoup se déclaraient même plutôt pacifistes. Mais l’expérience répétée des humiliations et de la répression vaut plus que n’importe quelle idéologie, tout comme la sensation prime sur la conscience. On ne compte plus les fois où un gilet jaune excédé par la violence policière s’est exclamé : « C’est fini le pacifisme maintenant » !

Une foule en colère ne se résume pas à la somme des individus qui la constituent et à ce que chacun pris individuellement serait prêt à assumer. Beaucoup étaient même surpris d’être taxés de casseurs ou de violents alors qu’ils estimaient être dans leur bon droit. Pensons au 16 mars et à ces gilets jaunes souriants et décomplexés, installés au milieu des Champs-Élysées sur les chaises et les tables du Fouquet’s alors que le restaurant était en flammes. Le 1er décembre constitue à ce titre un moment de coagulation particulier de cette colère : elle se manifeste avec force à différents endroits comme si une même pulsation animait souterrainement la révolte sur l’ensemble du territoire. Alors que les Champs-Élysées sont le théâtre de batailles d’une ampleur inédite qui débouche sur l’occupation de l’Arc de Triomphe, des centaines de gilets jaunes prennent d’assaut la préfecture de Puy-en-Velay et finissent par y mettre le feu. À Narbonne, c’est d’abord un péage qui est attaqué et incendié puis les locaux de la gendarmerie. Ce jour-là, le pouvoir a vacillé.

Un porte-parole très apprécié des gilets jaunes, François Boulo a beaucoup fait dans ses interventions pour « ramener la colère à la raison» selon ses propres termes et pour déconsidérer la violence. Rien ne pouvait être gagné avec de tels moyens. Il est vrai que pour lui, la sortie de crise devait essentiellement être électorale. Factuellement, il oubliait un peu vite que si les gilets jaunes ont réussi à arracher quelques miettes au gouvernement, à savoir le retrait de la taxe carbone, la suppression de l’augmentation de la CSG pour les petites retraites ou encore une pâle augmentation de la prime d’activité, c’est sous le coup de la pression populaire. Sous cette contrainte, le gouvernement tentait comme il pouvait de mettre fin à l’incendie qui couvait.

En vérité, il est vain de regretter que les gens se radicalisent, ou de vouloir qu’ils le fassent. La « radicalité », c’est-à-dire en vrai la façon dont on est prêt à mettre son propre corps en jeu, ne résulte pas d’un choix et encore moins d’une décision rationnelle. Les gilets jaunes ont rappelé ce dont toute révolte réelle témoigne : Il existe des situations où la colère contre la violence des dirigeants et la misère qu’ils entretiennent, où la rage contre la violence des forces de l’ordre s’expriment avec violence à son tour, légitimement. Pour le justifier, les révolutionnaires de 1793 inscrivaient le « droit à l’insurrection » dans la constitution, mais les révoltés n’ont jamais attendu une quelconque justification officielle. Il n’est qu’à voir la vague de soulèvements qui, au moment où nous écrivons ces lignes, secouent le monde entier de Hong Kong au Liban, en passant par le Chili, Barcelone, l’Irak et l’Équateur à la suite des gilets jaunes.

// GILETS JAUNES, BLACK BLOCS ET « BB GJ »

Le 16 mars, des gilets jaunes accueillent avec des applaudissements l’arrivée d’individus habillés en noir sur les Champs-Élysées. Au fil des actes, les black blocs sont devenus un objet de fantasme. Ils sont admirés pour leur courage et leur détermination qui manqueraient aux gilets jaunes. Et ils finissent par occuper une place dans les espoirs et dans les attentes de certains. Mais en mars, l’intensité de la révolte des gilets jaunes était déjà largement retombée sous les coups de la répression policière. Et tous les black blocs du monde n’y pourront rien changer. C’est pourquoi d’ailleurs ce fameux 16 mars est ambivalent. Il y a quelque chose de proprement sidérant dans cette fête collective que fut le saccage et le pillage de « la plus belle avenue du monde », ponctués par l’incantation « révolution, révolution ». Et en même temps, il y a quelque chose du baroud d’honneur et de l’exutoire dans cette furie. Ce fut d’ailleurs la dernière action d’envergure du mouvement. Ce rapport à l’égard des black blocs est surprenant pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il laisse faussement entendre que la disposition à l’émeute serait extérieure aux gilets jaunes et semble ignorer ce dont la colère des gilets jaunes a été capable. Ensuite parce qu’il pose une séparation entre les gilets jaunes et les différents black blocs qui ont pu apparaître ici et là. Or, on le sait, le black bloc ne désigne pas un groupe constitué avec des individus déterminés mais une tactique d’organisation consistant à s’habiller en noir et à se regrouper pour bénéficier d’un anonymat précieux pour l’action et face à la répression. Bien sûr on trouve des gens plus aguerris dans tous les black blocs. Mais de même que certains radicaux ont rapidement rejoint le mouvement de colère en enfilant à leur tour le gilet jaune, certains gilets jaunes se sont rapidement rendus compte de l’avantage qu’il y avait à s’organiser de la sorte. Le black bloc est devenu une réalité hybride et impure au regard de sa tonalité initiale. Et c’est tant mieux. Les gilets jaunes ne se sont pas contentés d’utiliser les codes du black bloc, ils se les sont réappropriés pour finalement les transformer. Sur les pages Facebook est apparue une imagerie BB-GJ où les drapeaux noirs coexistaient avec le drapeau français. Certains gilets jaunes y posaient fièrement en tenue BB, au milieu de leurs photos personnelles où ils apparaissaient à visage découvert. Il n’y a pas de destin plus enviable pour ce qui pourrait s’enfermer dans une identité anarchiste que d’être subverti de la sorte par le mouvement réel !

// TOUT LE MONDE DÉTESTE LA POLICE (OU PRESQUE)

Jamais ce slogan n’aura été aussi vrai. Pourtant, les forces de l’ordre jouissaient au départ d’une certaine sympathie chez beaucoup de gilets jaunes. Mais la répression qu’ils ont subie a rapidement fait voler en éclat les représentations initiales. Sur le rond-point des vaches, lors de la première intervention policière, un gilet jaune s’étonnait d’avoir été frappé si durement par un cordon de policiers alors qu’il venait de chanter la marseillaise. Logiquement, la sympathie s’est alors transformée en détestation. Tout a été dit sur ce dont ce gouvernement a été capable. La liste des yeux crevés, des gueules cassées et des mains arrachées suffit à elle seule, en même temps qu’elle exprime notre rage et notre impuissance.

Mettons les choses au clair. Il y a évidemment des pervers et des psychopathes dans le rang des forces de l’ordre, tous services confondus. Certains prennent apparemment un malin plaisir à matraquer et à mutiler. Mais la violence qui s’est abattue sur les gilets jaunes est d’abord une violence politique. Celle d’un gouvernement aux abois qui ne tenait plus que par sa police. S’il faut évidemment des agents particuliers pour exercer un tel métier, c’est la fonction même des forces de l’ordre d’utiliser la force quand l’ordre (des puissants) est menacé. Face à une telle poussée insurrectionnelle, tous les moyens ont été bons : mutilation, déploiement des BRAV, des DAR et des BRI, répression judiciaire hors norme, arrêté préfectoral, interdiction de manifester, contravention, et pour finir une loi « anti-casseurs » sur-mesure qui fait de la dissimulation du visage un nouveau délit - neuf mois plus tard, Hong Kong allait emboîter le pas.

Ce gouvernement s’inscrit dans un processus de criminalisation de la contestation et de militarisation du maintien de l’ordre auquel tous les gouvernements précédents ont contribué. Mais un pas a été franchi dans la dimension autoritaire. La terreur au moyen des armes comme le LBD ou les grenades explosives n’est pas nouvelle. Les quartiers
populaires, les supporters de foot, les zadistes et les manifestants un peu trop virulents en ont fait les frais dans leur chair et dans celle de leurs amis. Avec le mouvement des gilets jaunes, nous avons changé d’échelle, nous sommes passés à la mutilation en série. Alors qu’il s’agissait auparavant d’en blesser un pour en terroriser cent, il a fallu en mutiler cent pour en terroriser dix-mille. L’expérience directe, les témoignages, ou encore les images des nombreux mutilés ont fini par produire leurs effets et à calmer les ardeurs des gilets jaunes. Il y a bien eu un soulèvement, il a été littéralement écrasé dans le sang.

De notre côté, nous avons pu constater encore une fois que la police constitue un obstacle difficile à déborder pour de bon. Nous la retrouverons sur notre route. Du côté du gouvernement il s’agit d’une étrange victoire. D’abord parce que la violence du pouvoir est toujours proportionnelle à la puissance de ce qui le menace. L’ampleur des moyens que le gouvernement a dû déployer témoigne en vérité du sentiment qu’il a de sa propre faiblesse et donc de son absence de légitimité. Que vaut en effet un gouvernement qui ne subsiste que grâce à la force ? Et encore, malgré tous les efforts déployés, il n’a pas réussi à faire que rien ne se passe. Plus grave, le camp de ceux qui ont perdu toute confiance à l’égard du gouvernement, de sa police et de ses institutions s’est accru. Il s’agit d’une véritable fracture politique. En haut lieu, ils doivent bien savoir ce qu’elle a d’inquiétant pour les temps qui viennent.

// L’APOLITISME DES GILETS JAUNE

Autre particularité remarquable des gilets jaunes, les formes d’organisation - ou leur absence. Les gilets jaunes l’ont assez dit, ils sont apolitiques. Ils expriment ainsi un rejet viscéral des partis et des organisations toutes couleurs confondues. Ce mépris s’est étendu jusqu’au mot « politique » lui-même. Si la république est une religion, il y a longtemps que beaucoup de gilets jaunes sont devenus mécréants. Échéance après échéance, le cirque électoral apparaît pour ce qu’il est : une farce que beaucoup ont déserté ou à laquelle chacun se rend sans grande conviction. La voilà « la crise de la représentation » comme disent les journalistes, la voilà l’abstention massive. Mais ne plus rien attendre des politiques n’est pas la même chose qu’avoir renoncé à l’idée de se battre. Certains avaient bien des préférences politiques. Mais ça n’était pas à partir de celles-ci qu’il fallait essayer de trouver ensemble une manière de faire. Malin, le mouvement s’est aussi dit apartisan. Pas de place pour les embrouilles de chapelle, ni pour les militants qui vendent leur soupe. Pas de syndicat, pas de parti, pas d’organisation. Ça laisse de la place pour inventer.

Une certaine tension a logiquement traversé les gilets jaunes compte tenu de l’hétérogénéité d’un tel mouvement. Son moteur initial reste la colère et sa dimension sauvage et bordélique, anarchique même, où se dessine sa force révolutionnaire. Mais une autre ligne est apparue par la suite, celle de la volonté d’organisation et de structuration du mouvement, et parfois de sa normalisation. C’est aussi une tension entre le fond inconscient et toujours opaque d’une contestation si profonde et son expression consciente, maîtrisée et raisonnée. Mais la force d’un mouvement ne se réduit sans doute pas à ce qu’il exprime clairement.

Ainsi en est-il du chemin qui mène des premiers mots d’ordre aux revendications. Si c’est la taxe sur le carburant qui met le feu aux poudres, les mots d’ordre des premiers jours ne s’y limitent pas. Ils concernent les fins de mois difficiles et le pouvoir d’achat. Ils restent confus. Peu importe. Comme on a raison, on sait qu’on gagnera. La colère se concentre aussi sur la figure du président : « Macron démission » ! Plus un cri de rage qu’une revendication, c’est une nouvelle expression du « que se vayan todos », qu’ils se barrent tous, des contestataires argentins en 2001. De sondages Facebook en consultation, les demandes se sont affinées pour devenir des revendications tournant autour de la justice sociale et de la justice fiscale pour aboutir au fil des mois à une plate-forme revendicative proche d’un programme. Mais à qui sont-elles adressées ? Quelle instance pourrait prendre en charge une telle demande, sous quelles conditions et en fonction de quel rapport de force ?

Sur les ronds-points, certains se sont organisés par petits groupes affinitaires pour aller saboter des radars, d’autres se sont attachés à rédiger des doléances ou des pétitions qu’ils tenaient à adresser aux élus. Le RIC lui-même est traversé par cette ambivalence. D’une part il exprime la volonté d’élaborer, de discuter et de prendre les décisions qui nous concernent - ce dont nous sommes évidemment dépossédés dans le régime démocratique actuel. D’autre part, il pose que dans l’état actuel du rapport de force il y aurait la possibilité de faire jouer les institutions en notre faveur, tout en nous projetant vers une temporalité qui n’était plus celle de la lutte. De même, les gilets jaunes ont refusé tout représentant. Il y a bien des « référents » ou des « porte-paroles », des personnes suivies et écoutées mais aucun chef, ni leader. Les gilets jaunes ont d’ailleurs accordé une place fondamentale à la parole directe et aux images, au détriment de l’écrit. C’est par les live, et non par les tracts, que les analyses et les témoignages ont circulé. Tous ceux qui ont voulu assumer de leur propre initiative une position plus institutionnelle, en présentant des listes aux européennes par exemple, ont été vertement critiqués puis marginalisés. Dans le même temps certains gilets jaunes modérés quittaient la bagarre. Et la mise en place de coordinations régionales formelles échouait après avoir joué un rôle non négligeable. Avec elles, disparaissait le risque d’une hiérarchie informelle et opaque.

Il y a évidemment la figure singulière de François Boulo. Son but assumé est de capter la révolte des gilets jaunes, de la rabattre sur un dispositif politique classique et électoral, en vue de réunir tous les électeurs souverainistes. Celui qui se rêve président risque de déchanter, comme tous ceux qui croient en lui. Les gilets jaunes n’ont aucunement besoin d’un sauveur. L’illusion selon laquelle une personne bien élue avec un bon programme pourrait nous sortir de la situation dans laquelle nous sommes fait partie du problème. Mais la difficulté persiste : il est impossible d’espérer qu’un bon gouvernement réalise le bien de tous, mais il est tout aussi difficile de s’imaginer comment on pourrait se passer de tout gouvernement.

Plus symptomatique encore est le rapport à l’assemblée et à la parole. Spontanément, les gilets jaunes ne se sont pas organisés sous cette forme. Sur le rond-point des vaches par exemple il a fallu au moins un mois avant une première assemblée générale. Et encore elles ressemblent souvent à des moments formels d’information. D’abord une telle pratique appartient à une culture militante à laquelle beaucoup étaient étrangers, et sa dimension intimidante suffit à en décourager plus d’un. Mais surtout quand on discute tous les jours sur un rond-point, les informations circulent de bouche-à-oreille, ou à défaut sur les réseaux sociaux et les messageries cryptées. Nul besoin d’assemblée générale. « À quoi bon discuter, on sait déjà ce qu’on veut. On n’est pas là pour faire de la philosophie », me répondait un gilet jaune à qui je faisais part de mon désir de discussion collective. De fait, ce sont les endroits où il y avait une habitude militante plus marquée que les assemblées ont commencé à prendre de l’importance. Dans les centres-villes ou en région parisienne, là où d’ailleurs il n’existait aucuns ronds-points pour se retrouver. Le premier appel de Commercy, et ensuite les « assemblées des assemblées », ne semblent pas échapper à cette tendance. Nous ne pouvons pas nier leur composition hybride et la tonalité particulière des discussions qui s’y sont déroulées. Mais elles participent à un processus de politisation qui rabat la langue initiale des gilets jaunes vers des dispositifs politiques plus codés au risque d’étouffer sa singularité initiale.
Ce sont finalement les liens réels faits de rencontres, de confiance et de complicité immédiate qui tiennent lieu de réseau souple d’organisation. L’apolitisme des gilets jaunes n’est pas un apolitisme de circonstance. C’est un apolitisme profond et l’impossible structuration nationale n’est pas le signe d’un manque mais d’une affirmation. C’est pourquoi parmi tous les devenirs possibles, la perspective électorale demeure la plus appauvrissante. Il n’y aura pas de résolution finale de la tension entre le désir révolutionnaire brut et la tendance à la normalisation du mouvement, mais on peut dire que c’est l’élan sauvage qui restera la part la plus marquante de ce soulèvement.

// LE PEUPLE, QUEL PEUPLE ?

Un soulèvement disons-nous. Mais de quoi ? Du peuple ? L’usage du mot peuple n’est pas aisé. Il est comme tous les symboles de la république (sa devise, son hymne national, son drapeau) l’héritage d’une histoire qui nous a été transmise dans les écoles de la république pour mieux la pacifier et la vider de sa puissance révolutionnaire, pour mieux masquer encore tous les crimes de cette république française dont il y a peu de raison d’être fier. Avouons-le, à la base nous ne sommes pas de ceux que la marseillaise excite particulièrement. Il existe pourtant une différence fondamentale entre l’hymne national idéologique que les jeunes volontaires du Service National Universel sont forcés de chanter, et le « Contre nous de la tyrannie… entendez-vous mugir ces féroces soldats… aux armes citoyens » d’une foule qui se tient ensemble en bravant les interdits, sur une barricade en flamme exposée aux tirs de LBD ou dans les rues d’une ville au sein d’un périmètre interdit. Un ami gilet jaune trouvait d’ailleurs scandaleux que les policiers aient osé chanter la marseillaise lors de leur manifestation de début octobre. Le chant auquel il était attaché n’était déjà plus le même que l’hymne des forces de l’ordre. Il y aurait apparemment différents usages de la marseillaise possible. Du reste, les chants du mouvement resteront pour toujours « Emmanuel Macron, oh tête de con » et le fameux « on est là, on est là », qui proviennent de différents chants de supporter détournés, auxquels se sont rajoutés pendant le mouvement des slogans à coloration plus anticapitaliste.

Les références à la révolution française ont été nombreuses. Sur certains ronds-points on a vu fleurir des guillotines factices. Ailleurs, on a pu apercevoir des simulacres de décapitation ou encore des têtes en papier mâché ressemblant étrangement à Macron plantées au bout de piques en bois. À une époque où nous avons peu de références historiques en commun, les gilets jaunes ont réussi à arracher une partie de notre histoire révolutionnaire à la république pour lui donner un nouveau souffle. Sans désir révolutionnaire capable de l’animer, l’histoire est un corps mort.

Il en va de même pour cette histoire de peuple. Dans la bouche de l’État le mot « peuple » désigne un vieux tour de magie en même temps qu’un piège. Il permet d’unifier artificiellement ce qui est fondamentalement divisé ; il alimente le mythe « démocratique » selon lequel nous serions la base du pouvoir ; enfin il fait le partage entre ceux qui seraient légitimement français et les autres en s’appuyant sur une histoire largement imaginaire, celle des gaulois par exemple. Selon cette fiction, le peuple serait cette chose un peu magique, un peu mystique, qui regrouperait autant les familles Arnaud, Bettencourt, et Macron même, que les gilets jaunes des ronds-points. Selon cette fiction encore, c’est nous qui détenons le pouvoir de décider grâce aux élections. Selon cette fiction toujours, il y aurait un peuple français, authentiquement français, toujours potentiellement menacé par ce qui n’est pas assez français. Ce peuple-là est un cadavre auquel peu de gilets jaunes doivent croire.

Avec les gilets jaunes, un autre peuple est apparu sur le devant de la scène. Celui que les puissants ont toujours regardé d’un oeil méprisant et qu’ils ont appelé populace : pas assez raffiné, pas assez cultivé. Le peuple des gens modestes qui constituent pourtant le plus grand nombre. Ceux « qui ne sont rien », avait dit Macron. Il n’y a pas si longtemps, on parlait de prolétariat. Il ne s’agit pas tant d’une condition économique que d’une capacité de résistance qui trouve sa source dans une commune expérience du monde social. Si souvent ce peuple manque, s’il demeure trop longtemps invisible, il lui arrive parfois de déborder. Ce peuple n’existe peut-être même que dans son surgissement comme puissance sauvage qui vient s’attaquer à un partage qui profite aux classes dominantes, dans sa capacité à s’auto-inventer. C’est la révolte populaire, joyeuse, terrible et menaçante.

« Gilets jaunes » restera la forme par laquelle ce peuple, debout et agissant, s’est manifesté à l’automne 2018 : le peuple des ronds-points, composé de multiples tribus éparpillées sur l’ensemble du territoire et aux coutumes si particulières, chacun de ses membres arborant fièrement une tunique d’or savamment décorée. Un peuple en lutte, une peuplade presque, qui allait changer le sens de ce que lutter veut dire.

// CONCLUSIONS PROVISOIRES EN ATTENDANT LA SUITE

Mouvement, révolte, soulèvement, insurrection, le nom que l’on donne à cet événement importe peu. Ce que nous avons vécu avec les gilets jaunes ne ressemble à rien de ce que nous avions connu. La menace a été sérieuse. Elle tient au nombre, à la détermination et à la légitimité de la colère qui s’est exprimée. Elle vient surtout de l’articulation, indépendante de toute élaboration consciente, entre les occupations, les blocages, et les manifestations sauvages à tendance émeutière. Ces dernières se sont attaquées à la dimension symbolique du pouvoir et ont rendu visible sa fragilité. Les seconds ont rappelé qu’on ne s’attaque pas un pouvoir sans bloquer son économie. Les premières ont découvert qu’une autre vie, faite de complicité et de solidarité, était possible et désirable. Sur les ronds-points s’est inventée une communauté : « la famille » comme disent les gilets jaunes, mais une famille qui n’est pas celle du sang. Se battre contre un monde a
toujours voulu dire inventer et construire d’autres mondes en même temps.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, les gilets jaunes sont « toujours là, même si Macron ne veut pas ». Une telle obstination force le respect. Nous en sommes à l’acte 50 et ils s’apprêtent à fêter leur premier anniversaire. Certains gilets jaunes sont toujours installés sur leur rond-point. Et chaque week-end des gilets jaunes manifestent encore dans différentes villes de France. Jamais un mouvement n’aura tenu si longtemps et n’aura réussi à passer la coupure estivale. Certes il s’agit maintenant d’un mouvement plus diffus. Nombreux sont ceux qui sont restés sur le bord du chemin, mutilés, estropiés, terrorisés, incarcérés, réprimés, lassés, écoeurés, aspirés par la nécessité de retrouver du travail, ou tout simplement retournés à leur vie d’avant quand c’était possible. Mais il reste un noyau déterminé qui a su établir des complicités durables. Le feu couve toujours et le gouvernement n’a pas réussi à l’éteindre complètement malgré tous ses efforts. Qui sait quelle étincelle pourrait lui redonner sa puissance première.
La force des gilets jaunes s’est écrasée sur la répression d’Etat mais les puissants, les beaux quartiers, et tous ceux dont la mission consiste à nous gouverner et à maintenir le monde tel qu’il va, ont tremblé. Nous avons rappelé à leur mémoire qu’ils ne peuvent pas se considérer définitivement à l’abri de l’explosion qui pourrait les balayer et ils ne sont pas près de l’oublier. L’histoire n’est pas finie. Les raisons de se révolter sont toujours là. La vague de soulèvements qui traversent actuellement le monde entier l’attestent et indiquent assez que les temps qui viennent seront loin d’être tout de tout repos.
« Fin du mois, fin du monde même combat », a-t-on pu lire sur des pancartes de gilets jaunes. Les journaux annoncent régulièrement la fin de notre civilisation mais la catastrophe a déjà commencé. Pour de nombreux réfugiés écologiques elle est déjà palpable. Il y a fort à parier que c’est autour de ces questions-là aussi que la colère
pourrait exploser dans les années qui viennent, à mesure que les effets du désastre se feront sentir plus durement. On assiste actuellement à un début de mobilisation qui s’enferme souvent dans des vieux codes politiques qui selon nous condamnent à l’impuissance. Il est somme toute assez ironique de s’accrocher avec tant de force à une
non-violence fétichisée après une déflagration comme celle des gilets jaunes. C’est que pour l’instant ce mouvement attire essentiellement les gens issus de milieux favorisés. Mais si ce monde est haïssable, c’est parce que dans le même geste il réduit une partie de l’humanité à une vie misérable et il détruit les mondes nécessaires à nos existences. Ce
sont les deux faces d’une même médaille. Elles ne manqueront pas, ensemble ou séparément, d’apporter leur lot de soulèvements. La suite ne peut être que terrifiante et excitante à la fois. Les gilets jaunes ont rappelé que « dans une révolution il y a du sale », comme tentait de l’expliquer un gilet jaune à François Ruffin sur le rondpoint des vaches. Nous n’abattrons pas le monstre qui nous fait face avec des bons sentiments ou parce que nous aurions ramené les gouvernements à la raison, ou pire ! parce que nous aurions élu notre propre gouvernement.

Contre tous les fatalismes, les gilets jaunes ont mis à jour l’indétermination fondamentale de l’histoire. Il est bien impossible de prévoir où, quand et sous quelles formes se présenteront ces inévitables explosions, et où elles pourront nous mener. Difficile aussi de les préparer, ou de les accélérer. Et absolument peu souhaitable d’en
prendre le contrôle. On a souvent comparé l’histoire à une locomotive. Si cette métaphore a encore un sens, il ne s’agit pas d’en prendre les commandes mais de la stopper ou au pire de la faire dérailler. En cela, nous sommes semblables à ces Indiens qui attaquent un train et ignorent d’où il vient et où il va. Ça n’est pas leur affaire.
Les failles qui fissurent ce monde provoquent des appels d’air par lesquels il est bon de se laisser emporter. Il sera toujours possible de découvrir en chemin à quel point elles peuvent se transformer en béance à même de ruiner tout l’édifice. D’autres parties sont déjà en cours. Le jeu consiste à repérer, à rejoindre et pourquoi pas à inventer ce qui échappe déjà au désastre ambiant. La révolte des gilets jaunes en fait partie.