Éric Vuillard, lauréat du prix Goncourt 2017 pour L’ordre du jour, auteur en 2016 de l’épique 14 juillet, ode au soulèvement de la « foule haineuse » des casseurs sans-culottes parisiens de 1789, publie cette semaine La guerre des pauvres, court récit en forme de voyage à travers les premières révoltes contre le monde moderne, entre l’Angleterre du XIVe siècle et l’Allemagne du XVIe.
Il y a vingt ans, en 1999, le collectif italien Luther Blissett faisait paraître sur le même sujet le roman Q (traduit en français sous le titre L’Œil de Carafa) qui avait alors captivé une autre génération de révoltés, celle qui s’était mobilisée contre le G8 de Gênes en 2001 et les autres grands sommets du capitalisme triomphant du tournant du siècle.
Il est significatif qu’à vingt ans d’écart, un même attachement à « l’histoire des vaincus » ait conduit des auteurs si différents à se pencher sur un épisode aussi lointain, du moins à première vue, que la Guerre des Paysans allemands, entre 1524 et 1526. Cet épisode, également connu sous le nom de Erhebung des gemeinen Mannes – le soulèvement de l’homme ordinaire –, nous concerne cependant au plus haut point, parce que son apparente défaite n’a été au fond qu’une interruption.

Qui est ce mystérieux protagoniste ? « L’homme ordinaire » n’est-il pas l’atome de base de la « majorité silencieuse », de « la France qui se lève tôt », des « gens normaux » qui travaillent, votent et se taisent ? N’est-il pas l’uomo qualunque du mouvement poujadiste italien du même nom ? N’est-ce pas à lui que le pouvoir fait appel lorsque l’ordre vacille et doit être rétabli, à coup de répression ou à coup d’élections ? C’est sans compter sur le fait que « ce bon peuple de Dieu, qu’on invoquait depuis toujours, ce bon peuple muet, pitoyable et consentant » peut parfois se transformer en « un autre, plus envahissant, plus tumultueux, un peuple pour de vrai. »
D’où vient ce soulèvement de l’homme ordinaire ? Quelle est la cause profonde de sa rébellion, puisque le dernier impôt venu – « la corvée, les censives, les dîmes, la mainmorte, le loyer, la taille, le viatique, la récolte de paille » ou plus près de nous, la taxe sur la carburant –, n’est que la goutte d’eau qui fait déborder un vase déjà trop plein ? Dans un article sur le soulèvement iranien de 1978, Michel Foucault répond à cette question de façon lapidaire : « l’homme qui se lève est finalement sans explication ». Pour Vuillard, « les faits sont ainsi, ils ont lieu quand ils veulent », et « les exaspérés jaillissent un beau jour de la tête des peuples, comme les fantômes sortent des murs ».
Ces formules simples et lumineuses balaient le fatras d’analyses, commentaires, interprétations et décryptages que débitent à longueur de journée les cohortes de sociologues, journalistes et experts patentés invités sur les plateaux de télévision et dans les colonnes des grands et petits journaux lorsque la foule toujours refoulée envahit à l’improviste la scène de l’histoire. N’oublions pas que le travail de ces « gratte papier à toque rouge » – qui revêtent aujourd’hui plus volontiers le costume gris – consiste à « délibérément effacer la mémoire de ceux qu’on persécute », que leur triste besogne est d’« accepter d’écrire faux ».
Il existe heureusement d’autres voix, comme celle d’Éric Vuillard. Leur tâche n’est pas de « rétablir la vérité », d’opposer la solidité des faits historiques aux torrents de bobards officiels. « Les histoires vraies, personne ne sait en raconter ». Vuillard reconnaît sans cesse, dans La guerre des pauvres comme dans 14 juillet, qu’à propos de telle ou telle journée, sur tel ou tel personnage, on ne sait rien, ou si peu de choses. Sa méthode consiste à retrouver, deviner, reconstruire, à partir des archives incomplètes, entre les fragments et les rumeurs, sous la couche des « légendes scélérates », les « éclats de vérité » disséminés ou ensevelis sous le mensonge et de relier les points, comme dans un livre d’enfant, pour faire apparaître une autre image.
Contrairement à un préjugé tenace, « l’utilité de l’histoire pour la vie » n’est pas « d’éclairer le présent ». Les romans d’Éric Vuillard, qui se déroulent tous dans le passé, ne sont pas l’œuvre d’un de ces « hommes historiques » dont Nietzsche se moque en ces mots : « ils regardent en arrière pour comprendre le présent, par la contemplation du passé, pour apprendre à désirer l’avenir avec plus de violence. Ils ne savent pas combien ils pensent et agissent d’une façon non-historique ». Pourquoi donc alors, si ce n’est pour en tirer des enseignements pour aujourd’hui, s’intéresser au sort sort de ces miséreux de Souabe, de Bohême ou d’Alsace, massacrés par les armées des Princes il y a presque cinq-cents ans ?
Il ne s’agit pas de chercher dans le passé des éléments pour mieux analyser le présent, mais d’abolir la distance historique artificielle qui nous sépare d’eux. C’est ce « saut du tigre dans le passé » qu’accomplit Éric Vuillard dans ses romans, par des changements soudains de registres, des anachronismes de langage, des télescopages inattendus qui traversent les siècles. Nul besoin d’une DeLorean à convecteur temporel pour ces voyages dans le temps, puisque les héros oubliés dont nous suivons les péripéties sont, en un certain sens, sans âge. Ils sont, dans leur inactualité, nos contemporains. Le soulèvement de l’homme ordinaire est toujours d’actualité. « Ça n’est jamais fini. »
Comment ne pas entendre dans cette description du quotidien des insurgés de Londres en 1380 une évocation de l’ambiance sur nos rond-points certains soirs : « les nuits sont pleines de fêtes, d’alcool et de musique, la vie passée semble se dissoudre, l’autorité s’effondre » ? Et que dire de cette version de 1524 du fameux « Emmanuel Macron, on vient te chercher chez toi », retrouvée dans une lettre adressée par Thomas Müntzer à son adversaire le comte Ernest de Mansfeld « Misérable sac à asticots […], si tu n’acceptes pas de t’humilier devant les petits, sache que nous avons un ordre immédiatement exécutoire, je te le dis ; le Dieu éternel et vivant a promis que nous t’arracherions de ton siège avec toute la force qui nous est donnée. » Dans la même missive, Müntzer ne fait aucun mystère des intentions de la foule émeutière, une fois atteint l’Élysée de l’époque : « ton nid sera mis en pièce et écrasé ».

La guerre des pauvres, menée par l’homme ordinaire contre les Princes et l’Église corrompue, n’est pas seulement une affaire d’anonymes. Le roman a même un personnage principal, dont la vie fut racontée déjà par Friedrich Engels en 1850, Karl Kautsky en 1895 et Ernst Bloch en 1921. Son nom : Thomas Müntzer, « armé du glaive de Gédéon », comme il signe lui-même ses lettres incendiaires, « théologien de la révolution » pour Bloch, enfant terrible de la Réforme, un homme en colère, qui « veut la peau des puissants ».
Sous la plume de Vuillard, le nom de Müntzer n’est pourtant guère celui d’un homme exceptionnel, d’un événement unique, d’une tête qui émerge de la foule du commun C’est simplement l’un des innombrables noms du même spectre qui semble depuis toujours hanter l’histoire des révoltés. Il est une nouvelle version, pour l’Allemagne du XVIe siècle, du révolutionnaire anglais Jack Cade, qui guida le soulèvement des communes du Kent en 1450, en qui déjà John Ball et Wat Tyler, émeutiers opposés à la poll tax de 1380, se « réincarnèrent ». Et eux-mêmes étaient des réincarnations de John Wyclif, qui traduisit la Bible en anglais et sema en son temps le désordre social. Et ainsi de suite. Certes, chaque incarnation historique de cette sorte d’âme éternelle en guerre contre l’injustice, aux multiples visages, qui transmigre d’un corps à l’autre à travers les siècles, diffère sur certains points de la précédente, mais toujours se nourrit de la haine des pouvoirs qui voudraient l’étouffer : « plus l’autorité semble unanime et plus les voix sont singulières ».
Ces corps humains, illustres ou anonymes, dans lesquels s’incarne un souffle insurrectionnel qui les précède et les dépasse, qui se battent, souffrent et finissent le plus souvent décapités, pendus, ou rôtis sur un bûcher, ne sont pas les seuls véhicules du devenir historique auxquels Éric Vuillard donne voix. Le texte des Évangiles que Müntzer cite en allemand – et non plus en latin – et auquel il ne fait au fond qu’ajouter « un point d’exclamation », ou encore le procédé technique de l’imprimerie, dont la description constitue sans doute l’une des plus belles pages du livre, sont des personnages à part entière, des agents historiques qui ne sont pas seulement les accessoires en toile de fond d’une aventure essentiellement humaine. Dans 14 juillet déjà, c’était une simple collection de planches en bois, transportée au milieu de la nuée humaine, depuis un atelier du Faubourg Saint Antoine pour pouvoir franchir les douves de la Bastille, qui faisait basculer l’histoire en servant littéralement de pont entre l’Ancien régime finissant et le nouveau monde plein de promesses de la Révolution. Dans L’ordre du jour, l’histoire de la firme Opel nous rappelait que les entreprises, ces étranges « personnes morales », artefacts idéologiques devenus autonomes, avaient fini par soumettre à leur volonté les pantins humains et leurs éphémères constructions politiques, les États.
Qu’il s’agisse de décrire la bassesse, la lâcheté ou simplement la médiocrité des « grands hommes » dont le nom est resté dans l’Histoire – cruels administrateurs coloniaux régnant sur un pays vaste comme l’Europe dans Congo, fiers maréchaux sûrs de leurs plans menant des peuples entiers à l’abattoir de la guerre totale dans La bataille d’Occident, conquérants et aventuriers traversant les mers et gravissant les Andes pour exterminer les Incas au nom de la plus grande gloire de Dieu et de l’Espagne dans Conquistadors, pionniers de l’entertainment occupé à transformer les indigènes menaçants du Far West en bêtes de foire dans Tristesse de la terre, capitaines d’industrie se couchant docilement devant Hitler dans L’ordre du jour – ou au contraire d’exalter le caractère héroïque du sujet collectif des sans-nom, des sans-grade, des sans-dents – comme dans 14 juillet ou La guerre des pauvres –, les livres d’Éric Vuillard ne sont jamais de simples témoignages des horreurs du passé, ou des stèles élevées aux martyres de la Cause. « Le martyre est un piège pour ceux que l’on opprime ». Les humiliés et les offensés du passé ne demandent pas qu’on les pleure mais exigent qu’on les venge. Que l’on s’empare de leur souvenir, à l’instant du danger, pour continuer leur combat. « Seule est souhaitable la victoire, je la raconterai » conclut Éric Vuillard.
Ce récit à venir commence peut-être avec ces quelques lignes, lues le 13 décembre dernier à la Bourse du Travail de Paris, à l’occasion d’un débat intitulé « Contre la dérive autoritaire du régime » :
« Le temps est orageux. Tous les indices concordent. Même les experts semblent soudain douter de leur savoir. Nous assistons, sur fond d’angoisse planétaire, à des soulèvements auxquels leur fréquence donne l’allure d’une nécessité. On dirait qu’une idée est en train de faire le tour du monde. Partout, dès qu’il entre en action, l’homme ordinaire recourt à une démocratie spontanée pour organiser la prise de parole et de décision. Cet usage de la démocratie est conforme au penchant égalitaire dont je pense que l’immense majorité a fait, aujourd’hui, l’une des bases de son catéchisme.
Les hommes sont égaux. Malgré les jouissances de l’image et de la marchandise, et peut-être même un peu grâce à elles, l’idée d’égalité fait donc son chemin. La leçon bourgeoise, qu’on croyait inoffensive et destinée aux seuls possédants, s’est inoculée en l’homme au-delà de toute espérance. Voici la bonne nouvelle. Désormais, dans un environnement politique décomposé, je crois qu’on peut faire fond sur cette idée : chaque homme sait à présent qu’il en vaut n’importe quel autre.
La police et la magistrature sont bien emmerdées. Leur métier est de repérer des responsables, de désigner les meneurs, puis de les incarcérer, pour en finir. Elles sont à présent aussi démunies que l’armée française face aux communistes immergés dans le peuple jaune. Comme l’armée, la police y voit une technique de combat, une stratégie. Elle les trouvera, les chefs qu’on dissimule. Et s’il n’y en n’a pas, ou qu’elle ne parvient pas à les trouver, elle en inventera, ça fera bien l’affaire.
Mais non. Les chefs manquent. Le désir a structure de manque, à ce qu’on dit. Il faut croire que le désir politique a changé. Cherchant les chefs, les agités, les meneurs, les casseurs, la police réprime. Elle arrête parfois beaucoup de monde : coups de filet, arrestations préventives. Le droit fait le reste. Bientôt, un pot de chambre deviendra une arme par destination. C’est qu’ils n’ont pas tout à fait saisi que la figure héroïque s’était dissoute dans la masse.
C’est ce que nous sommes, ce soir, venus leur dire. Salut à tous. »
Éric Vuillard

Pour aller plus loin sur la Guerre des paysans allemands :
Luther Blissett, L’œil de Carafa, Seuil, 2001, 750 p.
Ernst Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution, Les Prairies Ordinaires, 2012, 301 p.
Yves Delhoysie et Georges Lapierre, L’incendie millénariste, Os Cangaceiros, 1987, 318 p.
Friedrich Engels, La guerre des paysans en Allemagne, Ampelos, 2017, 196 p.
Maurice Pianzola, Thomas Munzer ou La guerre des paysans, Héros-Limite, 2015, 270 p.