Contre-Culture

L’hiver noir de la vie nocturne rouennaise Du couteau sous la gorge à comment penser autrement l'organisation d’événements musicaux en Centre-ville

Le 16 novembre 2017 s’est tenue dans la Mairie de Rouen la Soirée des Zazimuts. Elle marquait le début d’un ensemble de soirées, d’événements et d’animations, mis en place depuis 10 ans par la ville de Rouen, se tenant au cours de l’automne et ayant pour but de faire découvrir la vie culturelle et associative aux étudiants nouveaux arrivants dans la ville aux 100 clochers. Centaines de stands d’associations diverses et variées, animations, stands de gaming, concerts éclectiques dans la flamboyante salle des mariages… Malgré une présence policière un brin malaisante sur les lieux, tout semblait refléter à merveille le dynamisme et le rayonnement d’une ville jeune et culturellement foisonnante.

 

Affiches d’événements ayant eu lieu à De Bruit et d’Encre, rue Beauvoisine, disquaire et salon de tatouage emblématique des concerts de musique expérimentale. Source: Facebook/De Bruit et d’Encre

Difficile cependant de ne pas remarquer à l’entrée de la soirée un panneau à taille humaine sur lequel figurait un slogan un peu naïf se rapprochant de mémoire de « Faire la fête c’est bien, mais dans le respect des Riverains ». Bien évidemment, le tapage nocturne déraisonné n’est pas le gage de qualité d’un événement. Cependant un deuxième niveau de lecture de ce panneau, presque subliminal, pouvait facilement être discerné par certains acteurs culturels locaux indépendants. Pour cause, la saison 2016-2017 a été le théâtre d’un bras de fer entre ces acteurs de la scène musicale rouennaise et la municipalité et la police pour lutter contre un assainissement sonore de la ville de Rouen.

Dimanche 6 août 2016 survenait l’incendie meurtrier du bar Cuba Libre, dans lequel 14 victimes ont péri suite à l’embrasement de l’intégralité d’une cave recouverte d’un isolant phonique hautement inflammable. Inutile de s’attarder dessus, les journaux ont suffisamment bien fait leur travail pour exposer les faits : irrespect des normes de sécurité, incurie des gérants, escalier trop petit, porte de secours verrouillée… On n’oubliera pas le détail sordide du départ de flamme causé par la chute d’un gâteau d’anniversaire orné de bougies. Ce regrettable accident a été le déclenchement d’une vague de remise aux normes des bars, sous la « bienveillance » de la municipalité et des services de police.

Des fermetures et des contrôles, la presse en a bien entendu fait le relais, et ils se sont étendus bien au-delà de Rouen, Bernard Cazeneuve ayant à l’époque exprimé la volonté de renforcer les contrôles sur l’ensemble du territoire français. Sur Rouen, au mois de Février 2017, lors du contrôle de la Boîte à Bière, rue Cauchoise, on en était à une douzaine de bars totalement ou partiellement fermés. En revanche, du fait la ligne éditoriale très « Rouen a peur » de certains de nos médias locaux, il a été peu fait mention de l’asphyxie que subissait la vie nocturne rouennaise. Rouen avait peur certes. Mais peur de ne plus pouvoir faire la fête, de ne plus pouvoir aller à des concerts. Peur pour les associations d’organisation de concerts et de soirées de ne plus pouvoir en organiser. Peur pour les bars à ambiance musicale de perdre du chiffre d’affaire, de se serrer la ceinture et in fine de mettre la clef sous la porte faute de pouvoir attirer les amateurs de son.

La majeure partie des bars, et « bars à ambiance musicale », sont classés comme faisant partie de la catégorie 5 de la classification ERP (Etablissements Recevant du Public). C’est à dire qu’ils ne sont pas soumis à une visite d’ouverture ou de visites périodiques de la commission de sécurité chargée de contrôler la conformité aux normes ERP, à l’inverse des quatre autres catégories. Ils peuvent être contrôlés occasionnellement par la commission de sécurité à la demande de la Police. Ça paraît déjà un brin obscur qu’un établissement accueillant du public puisse être ouvert sans conformité aux normes de sécurité, ce qui laisse potentiellement la porte ouverte à l’incurie totale -comme dans le cas du Cuba Libre-, et plus insidieusement un flou législatif suffisant pour que la police et la ville puissent rendre une petite « visite de courtoisie » à un établissement qui serait la cible de plaintes, ou qui gênerait un peu trop la tranquillité d’un centre-ville en voie de gentrification. Ne faisons pas dans la langue de bois, certains bâtiments avaient clairement besoin d’une remise aux normes. On peut aussi aimer faire la fête sans avoir l’inquiétude de finir intoxiqué au monoxyde de carbone. N’aurait-il pas été infiniment plus cohérent de laisser concevoir et ouvrir des établissements conformes aux normes, plutôt que de se « réveiller » des années plus tard, organiser une vague de contrôles drastiques et perturber l’équilibre de bars fonctionnant avec une clientèle fidélisée et hébergeant une activité culturelle dépendante de ces lieux ? Visiblement non, mais l’arrêté stipulant l’examen d’un dossier ERP lors de l’ouverture d’un bâtiment n’est en vigueur que depuis le 1er janvier 2012. La plupart des bars-concerts ont ouvert antérieurement à cette légifération.

La remise aux normes n’a pas été de tout repos pour les établissements, du moins pour ceux qui ont pu l’effectuer. Pour le 3 Pièces Musik’Club, Place du Général de Gaulle, c’était un devis de plusieurs dizaines de milliers d’euros ainsi qu’une épopée administrative Kafkaienne avec la mairie et la commission de sécurité pour réinstaller une cage d’escalier. La commission de sécurité avait décidé, (pour prétexter la fermeture de cette cave ?), que le 3 pièces n’appartenait plus à la catégorie 5, mais à la catégorie 4 des établissements ERP. Malgré des travaux de remise aux normes, la commission de sécurité a fait fermer la cave une deuxième fois après les travaux, le soir d’un concert. L’audit et la réouverture de la cave n’auront lieu que quelques mois plus tard, courant avril.

L’escalier de la cave du 3 pièces Musik Club, fermée et inutilisable de Février à Avril 2017, malgré les travaux de remise aux normes.

L’Emporium Galorium était déjà la cible des riverains du fait des nuisances sonores qui avaient lieu dans ses alentours, Rue Beauvoisine, liées le plus souvent à une clientèle assez jeune à l’enthousiasme un brin explosif. Pour resituer, l’Emporium avait changé de propriétaire au début de l’été 2016. Le nouveau gérant affichait une volonté très claire de bien faire, de réconcilier l’Emporium avec son voisinage, quitte à être un peu tatillon sur le niveau de volume sonore. Il n’a pu utiliser sa cave que quelques mois avant que sa fermeture ne soit décrétée par la commission de sécurité le 26 septembre 2016… Sa classification a été réévaluée par la commission de sécurité et passée en catégorie 4, à l’instar du 3 Pièces. La réouverture de la cave prendra 9 mois ponctués par des audits, travaux, relances, attentes. Le gérant envisageait en avril la « fermeture imminente » de l’Emporium, bercail d’innombrables soirées Electro à moindres frais et de nombreux concerts de musique extrême.

Ces deux lieux, parmi d’autres, sont le foyer d’un vivier d’artistes indépendants, tous genres musicaux confondus, mais également de dizaines d’associations et collectifs d’organisations de concerts qui complètent la programmation de nos SMAC (le 106 et le Kalif) par des évènements plus confidentiels, mais à un rythme effréné. Politburo, Braincrushing, Soza, Zan, Autistic Campaign, Emergence, Alice Jefferson, Le Club de la mode, Et Cetera, Force de Vente, Eat Yourself… Trop nombreuses pour les citer et rendre justice au travail colossal qu’elles effectuent pour faire de Rouen une ville où il y a de quoi se remplir les oreilles quasiment tous les soirs. On se retrouve parfois avec plusieurs événements concomitants, et on s’organise entre assos sur les horaires des concerts pour que les gens puissent presque tout voir dans la soirée si ils en ont le courage. Tout ça dans une optique totalement Do It Yourself. On s’arrange à l’amiable avec les bars qui veulent bien nous accueillir, on tient la caisse aux entrées, on amène notre matos de sonorisation ou on l’emprunte à qui en a. On demande un coup de main à l’un pour faire le son, pour le catering ou faire la promo en amont. Bref, on s’entraide, on perd de la thune, voir beaucoup de thune, parce que les frais engagés (notamment en ce qui concerne le défraiement ou le cachet des groupes) ne sont pas forcément amortis par l’argent récolté aux entrées. C’est de la prise de risque, de la prise de tête, du stress, mais surtout de la passion et une foi sans limite dans notre scène. Tant que l’ambiance est au rendez-vous, que le bar accueille du monde, que le public sort avec la banane et que les groupes veulent revenir, on est contents. On respecte pas le quota de concerts imposés par la SACEM aux bars (tout le monde s’en bat les reins de la SACEM), personne ne nous demande de compte. Le seul lieu alternatif « officiel » se situe dans la MJC Rive Gauche, l’Oreille Qui Traine, tenue également par une équipe de bénévoles dévoués, à côté de leurs activités professionnelles.

Tout s’était écroulé en un temps affreusement court, et l’angoisse était de savoir si tous les bars allaient pouvoir se remettre aux normes et si la déglingue musicale qu’on orchestrait allait pouvoir reprendre. C’était également à cette période que la Casa Nostra, dernier squat sur Rouen, symbole d’une possibilité d’organiser des événements autrement et dans lequel avaient eu lieu un certain nombre de concerts, fermait.

Notons, sans ironie aucune, que l’un des rares bars-concerts à ne pas avoir subi le contre-coup de l’incendie était le Hipster Café, fraîchement ouvert et amputé de sa cave -qui servait du temps où il s’agissait d’une boîte de nuit-, repaire de flics et d’identitaires normands. Bien conscient de la position de dernier bar-concert pleinement fonctionnel que lui avait prodigué la vague de contrôle, le Hipster Café s’est octroyé un pouvoir assez délirant sur les personnes qui voulaient bien animer musicalement son bar. Musiciens traités comme de la merde, concerts arrêtés brutalement à 0h30 en coupant le courant, établissement de modalités de sélection en fonction du genre musical et de la capacité de l’association à se payer les services d’un ingé son professionnel… Précisons d’ailleurs que certaines personnes se chargeant de la sonorisation des concerts indés sur la scène rouennaise mènent une activité professionnelle de technicien du son, mais s’en chargent bénévolement, bien conscients que le cachet d’un technicien ne rentre pas dans les frais d’une orga. On pourrait aller jusqu’à détailler les frasques sexistes et homophobes du gérant, mais on marchait déjà suffisamment sur la tête. Il n’a pas fallu longtemps pour que les associations ayant subi les abus de cet établissement se fassent passer le mot et appellent au Boycott.

Les conséquences de ces fermetures ont été concrètes et cela bien au-delà du cercle plus ou moins confidentielle des fêtards et hipsters rouennais. En plus de l’impact financier sur les établissements, ce sont des concerts qui se sont vus annulés et des associations qui ont du reprogrammer en catastrophe des dates dans les rares lieux encore ouverts (voire dans d’autres villes pour ne pas avoir à planter les groupes). Les groupes en tournée (donc venant d’autres villes françaises ou de l’étranger) s’étaient parfois retrouvés avec des trous dans leur périple, ce qui peut représenter des centaines d’euros de pertes en essence non défrayées, un relogement hasardeux etc… Une galère sans nom quand on vit la musique à défaut de pouvoir vivre de la musique.

Le Cuba Libre avait été le départ de flamme d’un assainissement sonore et culturel de la ville, dans un contexte de gentrification galopante. Rouen devait être un Paris miniature, une « belle bourgeoise » patrimoniale pour le Parisien en week end. Pas question donc que des bohèmes fassent de la musique amplifiée en centre-ville. Hors de question que des excentriques perturbent le paysage de plus en plus aseptisée d’un centre-ville s’embourgeoisant. Pas question qu’on entende les ondes lointaines d’un concert pendant qu’on fait chauffer la carte bleue dans des restaurants huppés. Malgré tout, la ville se doit d’être attractive, dynamique et culturellement active. Qu’ils fassent ça ailleurs, il y a bien une MJC à Saint Sever -non pas que ça fasse moins de bruit les soirs de concert, mais comme la population est plus paupérisée rive gauche, on s’en soucie moins-, deux SMAC et des clubs en périphérie. Et puis à Mont Saint Aignan il y a bien des concerts à la Maison de l’Université et un nouveau lieu culturel près de la résidence Du Bois, on peut bien vanter les mérites d’une ville jeune et branchée aux étudiants. Cela faisait quelques années que la presse locale mettait régulièrement le doigt sur l’agitation nocturne de ce qui était qualifiée comme la « capitale normande du Bruit » et les bars-concerts gênaient..

Le Hall à Darnétal, investit au cours de l’Autistic Campaign Fest en octobre 2016. Groupe: Da Trunk. Source: https://www.youtube.com/watch?v=jljmoqvIjVc

La perspective d’une scène rouennaise cantonnée à quelques premières parties au 106 et au 106Expérience (soirée mensuelle de découverte de groupes locaux), aux quelques concerts que l’Oreille Qui Traine pouvait absorber et aux quelques lieux hégémoniques cités plus haut se dressait, et nous foutait le bourdon. Il fallait, soit trouver un moyen de faire autrement, soit faire comprendre aux institutions, en utilisant leur rhétorique (attractivité, dynamisme…) que la vie nocturne rouennaise constituait un des piliers culturels de la ville et que sans elle, le centre ville ne serait pas le même. Un dialogue avec la mairie avait été entamé pour éventuellement avoir un nouveau lieu, équipé et aux normes, pouvant compléter l’Oreille Qui Traine. Même si nos revendications et notre désarroi semblaient avoir été entendus, que notre façon débrouillarde de procéder semblait les intéresser, ça n’a pas empêché la commission de sécurité de repasser après la remise aux normes de la cave du 3pièces, le soir du concert de Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs, organisé par Braincrushing, pour faire refermer la cave et ce malgré de coûteux et pénibles travaux de remise aux normes censés avoir réglé le problème. Mais en soit peu importe, car le concert a quand même eu lieu, au rez-de-chaussée et dans une ambiance de dingue, devant 90 personnes.

Pouvoir continuer notre activité en contournant les moyens dont on nous avait amputé apparaissait comme une nécessité. Il n’y avait plus de squat, mais on réfléchissait à comment repenser les lieux de diffusion de la musique, comment organiser des showcases, des concerts en apparts… Des réunions avaient lieu à la Conjuration des Fourneaux pour concevoir l’après Cuba Libre. Les propositions fleurissaient. Certains pensaient même à casser leur PEL pour devenir propriétaires d’un lieu collectivisé qui n’appartiendrait qu’aux musiciens et aux orgas, où tout serait possible quitte à s’éloigner du centre-ville, regagner et revitaliser la Rive Gauche, délaissée par les concerts indés. Le disquaire et salon de tatouage « De Bruit et d’Encre » accueillait quasi hebdomadairement des concerts. Un peu par hasard, à la même période avait lieu le festival Autistic Campaign, axé sur les musiques expérimentales et bruitistes et qui avait occupé plusieurs lieux sur l’agglomération (De Bruit et D’encre, un appartement, un lieu tenu secret ainsi que la galerie d’art « Le Hall » à Darnétal) et s’était imposé involontairement comme une démonstration de la possibilité de concevoir l’organisation autrement que dans le schéma «cave de bar ». Aussi dur soit le coup, on était très loin de vouloir lâcher l’affaire aussi facilement et nous avons tenté de fédérer les associations autour d’une entité commune, une force d’opposition et de dialogue dans le bras de fer avec la ville. La Conjuration des Fourneaux et le Diable Au Corps ont également ont également joué leur rôle dans l’adaptation et la mutation des événements musicaux, hébergeant concerts/petit-déjeuner à 7 h 30 ou des événements thématiques alliant débats, concerts, et Djset. Malgré la réouverture des caves les plus prisées de la scène rouennaise cette volonté d’expérimentation de nouvelles formes d’organisation de concerts a perduré. Un coup dur avait été porté aux drogués du son, mais en plus de pas avoir lâché prise, ils sont ressortis de cet hiver noir d’autant plus débrouillards, avides et aventureux.

Drapeau à l’effigie de l’agenda Viens ! Devant l’Oreille Qui Traine, MJC Rive gauche

Le site de Viens, Agenda des concerts rouennais, mis à jour automatiquement

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