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Lubrizol. De la colère à l’impuissance : exiger la vérité ne suffira pas

Bientôt deux semaines que l’incendie de Lubrizol est venu suspendre nos existences pour les plonger dans l’incertitude la plus totale.

Depuis, même si nous ne savons pas tout, le contour du scandale s’est précisé. Le matin du désastre l’alarme n’a pas sonné suffisamment tôt ni suffisamment fort, les maires n’ont pas été prévenus, la zone de confinement n’était pas suffisamment étendue, les riverains et les gens du voyage n’ont pas été évacués et aucune solution de relogement digne ne leur a été proposée depuis, les premiers intervenants ne disposaient pas de protections adéquates.

Le discours rassurant de la préfecture a été battu en brèche : le taux de dioxine est quatre fois supérieur à la moyenne ; on trouve des bouts d’amiante jusqu’à 3 km du lieu de l’incendie ; les habitations, les terrasses, les jardins, les potagers, les cultures ont été souillées. Nos familles et nos proches ont été exposés à des produits cancérogènes et mutagènes. Et un nombre absolument ridicule de prélèvements ont été effectués. Les écoles ont été décontaminées au jet d’eau. Et les particuliers doivent se débrouiller comme ils peuvent pour nettoyer face à des risques inconnus. Face à la détresse des agriculteurs, aucun fonds d’urgence n’a été débloqué par l’entreprise Lubrizol. Ce qui l’intéresse c’est de relancer le plus vite possible la production. Et alors que la préfecture aurait les moyens de mettre en place un guichet unique pour assurer le suivi de toutes les victimes, elle s’est refusée à le faire. Comme elle se refuse à reconnaître l’état de catastrophe technologique qui faciliterait grandement les démarches auprès des assurances.

Depuis, les contours des responsabilités se sont aussi précisés. On a appris que la préfecture avait autorisé à deux reprises cette année l’accroissement des capacités de stockage de produits dangereux de Lubrizol sans juger nécessaire de recourir à une enquête environnementale concernant la sécurité. Les dispositifs de sécurité de l’usine n’ont pas fonctionné correctement face au départ de l’incendie. Nous savons déjà beaucoup de choses, et nous savons surtout qu’aucune mesure à la hauteur de la situation n’a été prise.

C’est une juste colère qui aurait dû exploser pour arracher tout ça

À ce stade, ça n’est pas tant de la vérité dont nous avons besoin. Ce ne sont pas des chiffres, ni des noms ou des listes de produits toxiques qu’il nous faut. Nous ne réussirons jamais à avoir une mesure exacte de la catastrophe.

C’est par milliers qu’il nous aurait fallu pénétrer dans la préfecture pour arracher quelque chose immédiatement : une cellule de crise pour enregistrer les demandes légitimes, un fonds d’indemnisation spécial pour tous les agriculteurs dont l’activité est suspendue et qui jettent tous les jours leur production, l’état de catastrophe technologique, l’envoi d’entreprises spécialisées pour nettoyer toutes les habitations souillées, des solutions de relogement pour les plus exposés, la promesse que jamais cette usine ne réouvrira. C’est une juste colère qui aurait dû exploser pour arracher tout ça.

Au lieu de ça, la mobilisation se tasse, et la colère passe. Alors que lors du premier rassemblement, la colère des habitants les avait conduits à tenter de forcer l’entrée du conseil métropolitain, aujourd’hui la rage s’est tue. On assiste à de sages manifestations pilotées par les organisations syndicales et politiques de l’extrême gauche rouennaise, ouvertes par le camion bleu de la CGT, sa sono assourdissante et ses slogans musicalement déprimants. Le mouvement des gilets jaunes nous avait fait oublier la tristesse de cette mise en scène. La présence de nombre d’entre eux est venu briser un temps la rigueur de ce dispositif. Ils ont au moins eu le courage de souiller le parvis de la préfecture pour rappeler symboliquement la merde que nous nous étions pris sur la gueule. Mais à aucun moment, le désir collectif de rentrer dans la préfecture ne s’est fait sentir.

Le nombre n’y est pas

2000 personnes maximum pour la troisième manifestation alors que l’agglomération compte 490 000 habitants. Une petite manifestation sauvage, qui s’était détachée du cortège officiel pour retourner dans le centre-ville après avoir constaté que la préfecture était trop bien gardée, s’est retrouvée noyée dans « la fête du ventre », un marché gastronomique local, pour se heurter à l’indifférence ou à l’agressivité des badauds. Surréaliste.

De manière ironique et désespérante, la seule action d’éclat reste l’action de la FNSEA pendant laquelle des agriculteurs ont aspergé la préfecture de plusieurs litres de lait pour demander la levée de l’arrêté préfectoral afin de pouvoir à nouveau commercialiser leur lait au motif qu’il y avait eu assez d’expertises et que tous les résultats étaient bons.

Après le choc, la résignation

Après le choc, c’est la résignation qui semble prendre le dessus. La préfecture le sait bien. Après de vives réactions, le calme revient. Sur le modèle des crimes policiers, pensons à Rémi Fraisse ou à Steve Maia Caniço, il faut retarder le plus possible la divulgation des éléments factuels. Vient ensuite le temps long de la justice. Logiquement et légitimement, la bataille juridique prend le dessus. Mais c’est alors une autre expérience de l’impuissance qui se profile. Les procédures sont longues, fastidieuses, compliqués, coûteuses parfois et elles aboutissent souvent à des résultats décevants. À titre d’exemple, il y a déjà eu trois procès contre AZF, en 2009, en 2012, et en 2017, et ça n’est toujours pas fini. Si le dernier jugement prononçait une peine de 15 mois de sursis et 10 000 € d’amende contre le directeur de l’usine AZF de l’époque et une amende de 225 000 € contre Total, l’entreprise s’est pourvue en cassation et on attend un quatrième procès.

« On ne connaîtra jamais la vérité, on n’obtiendra pas grand-chose. La seule chose qu’il nous reste c’est de vivre dans l’inquiétude jusqu’à la fin de nos jours »

L’association Respire de Corinne Lepage, qui regroupe déjà de nombreuses victimes, le reconnaît la procédure sera longue et difficile. D’autres se sont tournés vers des avocats pour porter plainte. D’autres encore ont contacté : leurs assurances : après le passage d’un expert pour les relevés, ils espèrent que les frais de nettoyage seront remboursés.

Problème : s’il est nécessaire de recourir à des procédures juridiques, le temps long de la justice est aussi celui d’une certaine dépossession. Il faut s’en remettre à des experts en tout genre, à des procédures auxquelles nous sommes étrangers au sein d’une temporalité sur laquelle nous n’avons aucune prise. C’est une autre face de la catastrophe dans laquelle nous baignons et qui ne date pas de l’incendie de Lubrizol. Dans notre malheur, nous continuons à adresser plus ou moins poliment des demandes à une autorité dont la raison d’être est incompatible avec ce que nous demandons. Comment exiger la vérité d’une institution comme la préfecture qui repose sur le mensonge et l’opacité, ou en tout cas l’instrumentalisation permanente de la vérité ? Comment exiger de l’industrie chimique qu’elle cesse d’être toxique et dangereuse ? En cela nous ressemblons à ces militants écologistes qui, face à la catastrophe climatique, implorent année après année les gouvernements de prendre des mesures, quand leur fonction réelle est de faire tourner la machine qui nous mène au gouffre. Nous ne reprochons rien à personne. Nous faisons juste le constat brut qui correspond assez bien à notre époque. Dans cette affaire il aurait fallu être en mesure de compter davantage sur nos propres forces. Tout ce que nous aurions pu obtenir, il aurait fallu l’arracher rapidement.

À défaut, nous voilà forcés de rejoindre le jugement lucide et désespéré que nous livrait une manifestante : « On ne connaîtra jamais la vérité, on n’obtiendra pas grand-chose. La seule chose qu’il nous reste c’est de vivre dans l’inquiétude jusqu’à la fin de nos jours ».