Nous relayons ici une interview réalisée avec des camarades italiens. Ayant quelques « jours d’avance » sur la situation que nous vivons actuellement en France, leurs analyses, leur ressenti et les pratiques mises en place sont précieuses. Partie 1/2
Première question : comment allez-vous ? Parvenez-vous à rester en contact les uns avec les autres malgré le confinement ? Comment faites-vous pour continuer à vous organiser comme « groupe » dans de telles conditions d’isolement ?
B : Plutôt bien. La situation à Milan s’est aggravée petit à petit. À partir du 23 février, l’incertitude a commencé à régner, avec des dispositions contradictoires de la part des autorités. La première semaine, ils ont ordonné la fermeture de certains établissements et commerce, avant des les réouvrir quelques jours après. La conscience de la gravité de l’épidémie et les mesures plus drastiques qui l’ont accompagnée sont arrivées dans un second temps. Maintenant nous sommes tou.te.s plus ou moins isolé.e.s et bien que nous réussissions à maintenir la communication entre nous, il est difficile de faire exister une position commune sur la situation. Nous avons tout de même mis en place des canaux de transmission pour la réflexion et pour l’action. Certain.e.s se sont concentré.e.s sur la situation dans les prisons, d’autres se sont attelé.e.s à la transmission et à la traduction des analyses qui arrivaient de l’étranger pendant que d’autres encore ont dédié toute leur énergie à l’organisation des Brigades de Solidarité.
R : Bien ! Malgré toutes les difficultés du moment. Au début, la perception de la situation est restée avant tout individuelle et les réactions très variées, allant de la panique au déni. Les politiques et les scientifiques tenaient eux-mêmes des propos contradictoires entre eux. Pendant que le gouverneur de la région Lombardie prenait des selfies avec un masque sur le nez enfermé chez lui, le maire de Milan produisait une vidéo intitulée #MilanoNonSiFerma [#MilanNeSarrêtePas] pour montrer que la ville de l’hyperproduction allait continuer à aller de l’avant. Les virologues et épidémiologistes s’insultaient sur les plateaux. Puis, lorsque la zone rouge autour de Codogno a été étendue à toute la Lombardie, la perception a changé radicalement. Nous connaissons désormais tous quelqu’un qui a été contaminé. Nous voilà désormais, comme le reste de l’Italie, toujours online. Il est étonnant de voir que notre usage des moyens de communication a changé et de constater que ce qui était essentiellement pour nous tous des instruments d’aliénation et de distraction est aujourd’hui surtout utilisé pour l’organisation et la transmission de tous types de savoirs. Nous qui étions très dispersés et fragmentés sommes aujourd’hui paradoxalement réunis – tout en étant isolés les uns des autres – autour d’un ennemi commun et invisible, qui remet en quelque sorte les compteurs à zéro parce que nous devons tous repartir de la même ignorance.
Vous qui êtes confinés depuis une quinzaine de jours, avez-vous des conseils sur comment affronter – émotionnellement, psychologiquement – le fait de devoir rester enfermés toute la journée ?
Avant toute chose, je pense qu’il est important de se sentir non pas infantilisés mais responsabilisés. Même si l’État cherche par tous les moyens à nous infantiliser, il est important de comprendre que cette situation nous concerne tous et que nous avons une responsabilité vis-à-vis des personnes les plus fragiles, physiquement ou socialement. Être confinés en ayant conscience de cela peut nous aider à respecter une certaine autodiscipline. Parmi nous, nombreux.se.s sont celles et ceux qui ont connu par le passé les assignations à résidence et ils/elles savent mieux que quiconque que dans ce genre de moments, il est conseillé de se tenir occupé.e.s : étudier, s’entraîner, réfléchir. C’est aussi peut-être une occasion pour se poser à nouveaux frais des questions sur nos stratégies collectives (ou leur absence) à partir des événements que nous vivons en ce moment, sans être pressés par le manque de temps et la frénésie qui caractérisait nos journées « normales » (travail, militantisme, etc.)
Au début tout cela ressemblait à un jeu, surtout pour celles et ceux d’entre nous qui rejettent depuis toujours le dogme de l’hyperproductivité. Nous avons été les premiers à nous moquer de l’hystérie des gens qui se sont rués dans les supermarchés au début de la crise. Puis est arrivée l’impression de vivre dans un épisode de Black Mirror, avec les rues désertes et les passants masqués. Les premiers jours, nous passions beaucoup de temps à lire, surtout sur internet. Nous nous permettions encore d’organiser des repas entre amis, en petit comité, principalement pour parler du virus et de ses effets. Puis, au fur et à mesure que nous nous rendions compte de la portée de l’épidémie, chacun s’est isolé chez soi. Nous avons également interrompu les contacts avec nos parents.
Les Brigades permettent de donner un sens pratique à nos journées, ce qui permet de maintenir le moral. Mais nous voyons aussi les effets terribles du virus du capitalisme : les gens qui se battent dans la queue au supermarché, qui se disputent pour des histoires de distance de sécurité, et d’autres comportements égoïstes de ce genre…
Maintenant que la situation a atteint une portée globale, nous avons la possibilité de la transformer en potentialité pour accroître et renforcer le réseau que nous construisons depuis des années – comme le fait le pouvoir de son côté. Nous organisons des réunions par vidéoconférence avec des camarades de partout pour parler de l’expérience des Brigades. Notre intuition est que les Brigades n’ont pas vocation à se limiter à fournir un service à ceux qui en ont le plus besoin. Peut-être qu’un jour on ne verra plus dans les rues que la police et les Brigades. Quel scénario s’ouvrirait alors pour nous ?
Nous devons cependant tenir compte du fait que l’État et le capitalisme utilisent ce moment comme un gigantesque terrain d’expérimentation et qu’il ne faut surtout pas sous-évaluer cette dimension. Certaines transformations pourraient bien entrer de façon pérenne dans la vie quotidienne des gens, que ce soit au niveau des formes de sociabilité ou encore du travail. Le virus étant une entité invisible, presque immatérielle, la voix de l’État semble irréfutable : il semble qu’il n’y ait pas d’autre choix que de l’écouter, et nos vies sont suspendues à ses décisions. Il y a une pression très forte sur la responsabilité individuelle, si forte qu’elle éloigne pour l’instant tout type de tension sociale et empêche d’indiquer clairement qui sont les véritables responsables de tout cela. À l’heure actuelle, nous sommes encore immergés dans la situation mais nous devons nous tenir prêts à prendre le bon tournant le moment venu.
Quelle est la situation dans les quartiers populaires ? Comment se comportent les flics ? Quel est le rôle de l’armée ?
G : La situation dans les quartiers populaires de Milan varie de zone en zone. Là où la densité de population est élevée, avec beaucoup de petits appartement surpeuplés, et de nombreux habitants d’origine étrangère, la vie continue dans la rue. Dans des quartiers comme Giambellino ou via Padova les épiceries avec pignon sur rue sont encore ouvertes et permettent aux gens de se rencontrer. Beaucoup ne respectent toujours pas les injonctions à rester chez soi. Les forces de l’ordre patrouillent mais ne se comportent pas nécessairement comme des brutes. Ils cherchent avant tout à limiter les rassemblements. Les militaires, qui étaient déjà présents dans certaines zones au nom de la lutte antiterroriste, ont augmenté leurs effectifs dans les rues. Depuis le 21 mars, ils ont obtenu des pouvoirs de police et ont le droit de contrôler les identités et d’arrêter les gens. On a l’impression qu’ils se sentent encore mal à l’aise dans ce rôle et qu’ils n’ont pas trop envie de se montrer agressifs. Dans les quartiers où la présence de la police est traditionnellement vécue de manière hostile, la dissuasion des rassemblements et des comportements qui peuvent mettre la vie des autres en danger est difficile à mettre en pratique.
D’autres quartiers périphériques, qui ressemblent plus à des zones « dortoirs » pour la classe ouvrière, sont quant à eux complètement déserts. Les centres commerciaux, seuls lieux de sociabilité dans ces quartiers, sont désormais fermés et la vie semble s’être éteinte depuis que chacun reste enfermé chez soi. Ces derniers jours, en raison du matraquage médiatique sur le danger des promenades dans la rue ou du sport dans les parcs, une sorte de phobie a commencé à s’installer. On peut voir des personnes penchées à leur balcon invectiver leurs voisins qui sont sortis se dégourdir les jambes dans la cour, voire les dénoncer à la police.
R : Il est clair que le slogan #IoRestoACasa [#JeResteChezMoi] ne vaut pas pour tout le monde. Ceux qui peuvent se le permettre parce qu’ils télétravaillent restent chez eux et font leurs courses sur internet. Pour le reste de la population – précaires, chômeur.euse.s, travailleur.euse.s du secteur de la logistique ou des infrastructures – la situation est bien différente. Le fossé de classe est très marqué. La Confindustria [Chambre d’industrie] a réussi à imposer le maintien du travail en usine et les ouvrier.e.s sont contraints de travailler sans aucune garantie pour leur santé.
L’augmentation du nombre de policiers et de militaires dans les rues est notable. Il n’y a pas de grandes différences selon les quartiers, ils sont tout simplement partout. Le phénomène le plus inquiétant est celui de la transformation des citoyens en flics, qui est sans doute plus marqué dans les zones résidentielles bourgeoises, où l’on peut régulièrement voir des gens crier sur ceux qui osent mettre le nez dehors ou appeler la police dès qu’ils voient quelqu’un en bas de chez eux.
Comment fonctionnent les Brigades de volontaires ? Quel rapport ont-elles avec les institutions (État, municipalité, ONG, etc.) ? Combien sont-ils/elles et comment sont-ils/elles formé.e.s ?
R : Les Brigades sont nées d’une idée d’abord exprimée sur les réseaux sociaux, qui est vite devenue virale. Le discours de base est le suivant : les responsables du désastre sanitaire que nous vivons actuellement existent et ils devront payer les conséquences de leurs actes, mais pour l’instant c’est le sentiment de peur qui domine dans la population et il est urgent de s’occuper de la communauté. Nous qui avons expérimenté toutes les formes d’organisation possibles et qui avons appris à nous mouvoir dans toutes sortes de situations, y compris extrêmes, avons peut-être quelque chose à apporter. Nous nous sommes inspirés des initiatives de secours mutuel qui sont nées dans le centre de l’Italie au moment des tremblements de terre des dernières années.
Nous avons compris assez vite que la situation actuelle nous dépassait et qu’agir dans notre coin, en autonomie et au niveau territorial ne serait pas suffisant, notamment parce que nous aurions été des cibles faciles pour la répression.
Si tu te fais contrôler dans la rue sans justificatif valable, les sanctions pleuvent. Nous avons donc cherché à contacter un organisme qui nous donnerait la possibilité d’avoir un statut « officiel ». Nous avons alors rencontré les représentants d’Emergency, organisation humanitaire opérant dans des zones de guerre, dont le siège se trouve à Milan. Grâce à leur reconnaissance officielle, nous avons pu construire une infrastructure légitime permettant de faire le lien entre nous et la mairie de Milan, notamment à travers le numéro d’urgence. Les Brigades sont basées sur l’adhésion personnelle. Des référent.e.s ont été choisi.e.s pour chaque zone. Leur rôle est de coordonner les différents groupes.
La structure a organisé les premières formations, et les personnes formées peuvent à leur tour transmettre leurs connaissances aux nouveaux adhérents. Emergency a fourni des pass qui permettent de se déplacer en ville. Les Brigades regroupent actuellement plus de 100 volontaires et nombreuses sont les volontaires en liste d’attente pour les formations. Nous recevons chaque jour des messages de nouvelles personnes qui veulent nous rejoindre. Nous parvenons maintenant à couvrir l’intégralité des 9 arrondissements de Milan et les appels augmentent de jour en jour. Dans certaines zones, les centres sociaux ou les lieux autogérés servent de base à l’action des Brigades.
Pouvez-vous nous donner des nouvelles de la situation dans les prisons ? Parvenez-vous à garder le contact avec des détenu.e.s ?
Après les mutineries, les morts et le premier cas de Covid-19 dans la prison de Voghera, de nouvelles dispositions ont été prises par les autorités dans le cadre du décret « Cura Italia» pour tenter de contenir l’épidémie dans les institutions pénitentiaires : assignation à résidence et bracelets électroniques pour les peines inférieures à 18 mois ; mineur.e.s et peines de moins de 6 mois en assignation à résidence automatique, sans bracelet. Les détenus accusés d’avoir participé aux mutineries des 9 et 10 mars ne pourront bénéficier des mesures alternatives. Des sections entières de certaines prisons ont été détruites au cours des mutineries et l’administration pénitentiaire estime que 2000 places ne sont plus disponibles le temps d’effectuer les réparations.
Les familles nous informent que les violences des surveillants ont redoublé dans la prison d’Opera ; les détenus ont faim et ont peur, ils n’ont plus accès à la télévision. L’accès à la nourriture et aux douches est considérablement réduit. Les détenus ne peuvent plus recevoir ni courrier ni colis et les appels qui devaient remplacer les parloirs sont suspendus. La promenade est limitée à une demi-heure. Les surveillants ont confisqué les réchauds pour la cuisine. Seules l’eau et les cigarettes ne manquent pas.
Après les incidents des 9 et 10 mars, les détenus ont été divisés pour tenter de calmer la situation. À Ferrara, Alessandria, Melfi, Modène, Foggia, des dizaines de détenus ont été transférés. À Naples, 60 détenus ont été transportés sur un bateau de la Marine Militaire pour rejoindre la prison de l’île de Procida. 650 détenus de Poggioreale ont été répartis entre les autres prisons du sud de la Péninsule. Le nombre de cas positifs détectés parmi les détenus et les surveillants augmente de jour en jour.
Puisque les manifestations et la présence dans la rue en général sont pour l’instant impossibles, quels peuvent-être d’après vous les moyens de maintenir une certaine forme de pression sur les autorités, ou du moins de faire émerger une voix qui s’oppose au discours « sauvons l’économie à n’importe quel prix » ?
Pour l’instant, le secteur les plus combattif a été celui des syndicats de base comme SI-COBAS, dans le monde du travail. La principale voix d’opposition est à l’heure actuelle celle des grèves, qu’il est difficile de soutenir lorsqu’on est étranger à l’entreprise. Sur le front des prisons, la situation est différente et nombreux.se.s sont celles et ceux parmi nous qui ont pu participer physiquement au soutien aux luttes des détenu.e.s. Celles-ci sont loin d’être éteintes, mais elles sont réprimées en silence. L’une des tâches les plus importantes consiste donc à faire circuler le plus possible les nouvelles qui nous arrivent de l’intérieur.
La sensibilité des personnes est en ce moment à fleur de peau, parce que beaucoup ont des parents, des amis, des voisins qui meurent. Il semble peu probable que quelque chose explose pour l’instant. Et n’oublions pas qu’au cours de ces dernières années, en termes d’attaques contre le pouvoir, beaucoup de terrain a été perdu en Italie. Il n’existe ni front uni ni position forte, tout est fragmenté à l’extrême et les difficultés d’aujourd’hui sont le reflet des années de pacification que nous avons derrière nous. Prenons par exemple le 8 mars, journée de grève globale transféministe. Nous étions déjà en période de quarantaine, il a donc fallu penser à quelque chose qui puisse être rejoint par tou.te.s. Toutes sortes d’initiatives sont apparues en ville : une émission de radio en continu, des collages d’affiches et des graffitis, etc. Mais rien de conflictuel.
Pourtant des contradictions émergent : les politiques qui font n’importe quoi, la santé publique qui s’effondre, la classe moyenne enfermée chez soi pendant que les livreurs risquent leur vie pour leur apporter leurs repas, la Confindustria et les grandes centrales syndicales qui se sont entendues pour maintenir la production, les travailleur.euse.s de la logistique qui continuent à être exploités sans aucune mesure de sécurité, etc. Les syndicats autonomes lancent des grèves, distribuent des masques à celles et ceux qui en ont besoin et cherchent à imposer l’arrêt de la production partout où c’est possible. Les précaires essaient d’obtenir un revenu de quarantaine. Des appels sont lancés pour tenter de stopper les livraisons à domicile. Les travailleur.euse.s d’Amazon Milan sont entrés en grève. On parle de 25 millions de chômeurs lorsque la crise finira, et pourtant le discours contre l’économie a énormément de mal à être entendu.