Histoire

Quand nos étudiants avaient du talent

Dans la continuité de notre article sur 68, nous vous proposons aujourd’hui la lecture d’un extrait du livre de Patrick Marcolini intitulé « Le mouvement situationniste ». Livre incontournable pour ceux qui se sont intéressés de près ou de loin à Guy Debord et à « La Société du spectacle ». Patrick Marcolini revient sur la genèse d’un mouvement qui ne s’est pas uniquement cantonné aux sphères avant-gardistes de l’art et de la pensée. Rompant avec la critique gauchiste de l’ordre établi, les situs nous ont non seulement offert de nouveaux outils d’analyse de la société spectaculaire-marchande mais ont également replacé la question des affects, du désir et de la vie quotidienne au centre de la pensée radicale. L’influence situationniste, toujours vivante au coeur de nos luttes, aura grandement contribué à l’agitation et aux débordements des années 67 et 68. Le passage qui suit illustre l’immagination et la détermination des étudiants de l’époque.

 

[Dans les années 60] l’Internationale situationniste, dont le cœur reste malgré tout à Paris, commence toutefois à rencontrer un écho dans des collectifs qui lui ressemblent par leur caractère hybride, entre avant-gardes artistiques et groupuscules révolutionnaires, et plus généralement dans les luttes très diverses qui se développent partout dans le monde, notamment dans les milieux étudiants.

Le « scandale de Strasbourg » est en France la conséquence directe de cette diffusion dans un public élargi. En mai 1966, un groupe d’étudiants placé sous influence directe des situationnistes implantés dans cette ville se fait élire à la tête du bureau local de l’UNEF. Son premier acte public à la rentrée universitaire consistera à proclamer l’auto-dissolution de l’UNEF strasbourgeoise, en vue de dénoncer le caractère contre-révolutionnaire du syndicalisme étudiant. Son deuxième acte sera de faire imprimer et diffuser, avec l’argent de la caisse de l’UNEF ainsi récupéré, un pamphlet promis à une certaine célébrité, intitulé De la misère en milieu étudiant, dans lequel sont dénoncées les conditions de vie des étudiants, et leur passivité devant cet état de fait. Toutes les autorités universitaires, intellectuelles et politiques de l’époque y sont également attaquées et copieusement insultées. Cette affaire fait d’autant plus scandale que la brochure, tirées à 10 000 exemplaires, est officiellement distribuée lors d’une cérémonie de rentrée universitaire à tous les étudiants, aux professeurs et aux responsables de l’université de Strasbourg. Les autorités réagissent sans attendre : une action judiciaire contre les étudiants situationnistes est engagée conjointement par l’UNEF, le maire adjoint de Strasbourg et quelques notables de la bourgeoisie locale. Mais il est trop tard : le pamphlet va connaître une série de rééditions et de traductions, et dans plusieurs universités françaises, des groupes d’étudiants se constituent sur les bases définies par les situationnistes.

A Nanterre, l’un de ces groupes, qui a participé aux grèves étudiantes de novembre-décembre 1967, se donne le nom d’ « Enragés » et amorce l’année 1968 en provoquant une émeute dans le hall de la faculté, faisant une vingtaine de blessés dans les rangs de la police. Très vite, la contestation se radicalise dans un contexte de montée générale de la colère étudiante : le 22 mars 1968, les Enragés participent à l’occupation des bâtiments administratifs de l’université de Nanterre, au cours de laquelle ils saccagent la salle du conseil. Et le 3 mai 1968 à Paris, les forces de l’ordre répriment un meeting de soutien aux agitateurs de Nanterre convoqués en conseil de discipline (dont René Riesel, Enragé et futur membre de l’IS) : aussitôt, les premières barricades de la révolte étudiante s’érigent dans le Quartier latin.

Le 10 mai, comme toutes les nuits qui suivront, on retrouve encore sur les barricades les Enragés et les membres de l’IS présents à Paris, au milieu des affrontements avec la police. Leur implication dans les événements leur vaut ensuite d’être présents au sein du premier comité d’occupation de la Sorbonne, du 14 au 17 mai. C’est à partir de cette position de force qu’ils lanceront notamment le 16 mai un appel à l’occupation immédiate de toutes les usines en France, qui contribuera à généraliser le mouvement de grève sauvage et d’occupation lancé deux jours auparavant par les ouvriers des usines Sud-Aviation de Nantes. Plus tard, après leur départ du comité d’occupation de la Sorbonne, les Enragés et les situationnistes formeront le Comité pour le maintien des occupations (CMDO), qui soutiendra activement les usines en grève en organisant leur ravitaillement, jusqu’à la fin de la révolte en juin.