Manifestations, occupations de locaux administratifs et grèves de la faim sont autant de pratiques qui ne vont pas sans rappeler d’autres expériences révolutionnaires ou combatives, passées et parfois lointaines. La mémoire des luttes n’est pas simplement une succession de dates, mais bel et bien un réservoir de possibilités dont il faut se nourrir. Des gestes rentrent en résonance, consciemment ou non, à travers les époques et les territoires, et viennent gonfler d’imagination et doter d’armes nos luttes, nos grèves et nos combats. Dans cette perspective, il nous paraissait opportun d’opérer un parallèle (toutes proportions gardées) entre l’expérience des Black Panthers Latinos (Young Lords) avec ce qui se vit actuellement à travers la grève du Rouvray. Zoom sur l’occupation spectaculaire d’un hôpital et de la victoire qui en a découlé.
Les Latinos américains ont aussi eu leurs Blacks Panthers, ils s’appelaient les Young Lords. Fin des années 60, principalement implantés à Chicago et New York, ils font pour la plupart partie de ce que l’on pourrait appeler la « deuxième génération » de l’immigration portoricaine. Ils ont vu leurs parents trimer pour rien, méprisés, humiliés. Mais ils ont vu aussi, après le mouvement pour les droits civiques et l’opposition à la guerre du Vietnam, se développer le Black Panther Party for Self-defense. Et ça leur a donné des idées. Ils décident alors de descendre dans la rue et de voir de quoi leurs frères ont besoin.
« LA PRATIQUE PRIME SUR LA THÉORIE »
De là en à découler une organisation et une série d’actions engendrant un rapport de force sur les autorités de la ville. À l’instar des Black Panthers, les Young Lords vont ainsi s’investir dans l’éducation et les services sociaux à l’enfance, contre les addictions de toute sorte, en particulier les drogues dures, contre les logements insalubres et les peintures au plomb qui empoisonnent les enfants, dans le dépistage de maladies endémiques comme la tuberculose… Les Young Lors n’attendent pas pour mettre en action leur philosophie de « servir le peuple ». Ils mettent très vite en place des community programs destinés à répondre aux besoins urgents de la population - et à prouver que « le peuple », lorsqu’il s’organise, peut proposer des solutions alternatives viables aux actions de l’État. Une série d’offensives à même de changer concrètement et pratiquement le quotidien de milliers de Latinos américain ont fait leur notoriété.
L’une de leur action les plus marquante fut celle de l’occupation d’une église pour la distribution de petits-déjeuners et de vêtements pour les habitants du quartiers. L’action fut fortement médiatisée et a permis de multiplier leurs effectifs et étendre leur influence sur la ville. Suite à cette réussite, les Lords ont décidé de s’en prendre aux services de santé. Les hôpitaux cristallisaient en effet les critiques et incarnaient le système de soins à deux vitesse : le « racisme institutionnel » et la négligence avec laquelle on traite les corps et les vies des plus pauvres et des plus discriminés. Dans Harlem et ailleurs, les témoignages de ce qu’on appelle aujourd’hui la maltraitance médicale abondaient.
OCCUPATION DU LINCOLN HOSPITAL
Dans le périmètre d’action des Lords c’est surtout le Lincoln Hospital qui concentrait les critiques. Au sein de cet hôpital se crée un collectif qui regroupe des Lords et du personnel de santé impliqué dans la vie de l’hôpital afin de centraliser les revendications et essayer d’obtenir une plus grande participation de la communauté dans la gestion de l’hôpital et de meilleurs conditions de soin. Les salariés poussaient fortement les Lords à intervenir, pour changer les choses. Un scandale a mis le feu aux poudres : une patiente portoricaine admise pour un avortement meurt suite à un mauvais traitement. Ils décident alors d’occuper les lieux, une organisation digne d’un #surgissement :
« En juillet 1970, nous avons décidé d’occuper l’hôpital. Pour attirer l’attention sur le fait qu’il était dysfonctionnel et inadéquat, qu’il était censé être fermé et que la ville avait promis d’en ouvrir un nouveau ! Nous étions cent ou deux cents. » (Juan Gonzàlez, militant des Young Lords).
« Il était 5h30 du matin, tout était calme – personne en vue pas même un gardien assoupi. Nous avons donné le feu vert au camion qui attendait un peu plus loin. Il s’est engagé sur la rampe et a tourné vers la résidence des infirmières. Puis il s’est arrêté devant l’entrée principal, les portes arrières du camion se sont ouvertes et les Lords, avec les membres du comité Think Lincoln, sont descendus et se sont engouffrés à l’intérieur. » (Micky Melendez, militant des Young Lords)
« Franchement, c’était assez facile. Nous avions dans le bâtiment des gens qui nous aidaient, qui nous disaient quels accès bloquer, de qui se méfier… » (Pablo Guzmàn).
« Hier, un groupe de 150 personnes mené par les Young Lords a occupé l’ancienne école d’infirmières du Lincoln Hospital dans le Bronx. L’occupation a duré douze heures et les manifestants ont présenté une liste de revendications que l’administrateur de l’hôpital a jugées légitimes. Les manifestants demandent qu’aucune coupe budgétaire ne soit faite dans les services et le maintien des emplois, la construction rapide d’un nouvel hôpital, des soins préventifs en porte-à-porte, avec une attention particulière sur le dépistage du saturnisme, de l’anémie, de la tuberculose et de la toxicomanie, ainsi qu’une crèche pour les patients qui n’ont pas d’autre choix que d’amener leurs enfants avec eux. » (New York Times, 15 juillet 1970).
« Le maire a envoyé des représentants, qui nous ont affirmé : « Nous ne dirons rien publiquement. Mais nous vous promettons que si vous évacuez l’hôpital sans faire d’histoires, la mairie construira un nouveau. » Nous avions déjà publicisé cette histoire : l’occupation faisait les gros titres des journaux. Nous avons donc décidé de quitter l’établissement au moment où la police arrivait. (Juan Gonzàlez, militant des Young Lords).
Nouvelle action spectaculaire et nouvelle victoire pour les Lords. L’occupation fut brève et elle reste un moment marquant de leur histoire. Elle a contribué à la fermeture du Lincoln Hospital et à l’ouverture d’un nouvel établissement en 1976. Mais elle a surtout donné naissance à un projet de santé communautaire extrêmement novateur. La création du centre de désintoxication de Lincoln, action moins connue des Lords, est l’une des réussites les plus durables auxquelles ils aient contribué. Elle reste à ce jour une des expériences de santé communautaire les plus radicales des années 1970.
Nous vous invitons à lire l’ouvrage de Claire Richard : Young Lords - Histoire des Blacks Panthers Latinos (1969-1976). Une présentation de son livre en sa présence devait avoir lieu lors de Surgissement, mais elle n’avait finalement pas pu venir sur Rouen. Ce n’est que partie remise…