Tout indique que la journée de grève du 5 décembre sera massivement suivie. En région parisienne mais aussi sur l’ensemble du territoire, le trafic ferroviaire sera largement perturbé voir totalement à l’arrêt. De nombreux secteurs seront aussi de la partie : enseignants, pompiers, hospitaliers, ouvriers, étudiants, etc. Nombreux sont ceux qui se rendront aux manifestations. Et c’est par centaines de milliers que nous devrions nous retrouver.
Les appels enthousiastes et enthousiasmants ne se comptent plus. Et partout c’est le même désir qui s’exprime. Le désir que quelque chose arrive qui soit en mesure de mettre en échec non seulement la réforme des retraites, mais aussi Macron et finalement le monde capitaliste ou néolibéral qu’il incarne. Un désir de révolte, sinon de révolution qui s’était déjà exprimé dans le mouvement des gilets jaunes. Les réseaux sociaux sont saturés de telles attentes et de tels espoirs. Depuis 2016, l’exercice est devenu régulier. À chaque occasion qui se présente, à l’exception du début du mouvement des gilets jaunes, on la remplit à l’avance de toutes les possibilités qu’elle contient. Quitte à prendre le risque de la déception. C’est en tout cas le signe d’une cassure profonde et définitive entre nous et tous ceux qui nous gouvernent. S’ils sont toujours en place, c’est parce que nous échouons à les faire tomber.
Le mouvement qui s’annonce pourrait-il être l’occasion d’y parvenir ? Nul ne le sait évidemment. Et c’est tant mieux. Voici en tout cas quelques inconnues qu’il peut être bon d’avoir en tête avant que commence la bataille. Il n’est jamais mauvais de faire usage de sa mémoire.
1. Grève reconductible et générale. Vers un mouvement social ?
A la SNCF et la RATP, la grève devrait être reconduite jusqu’à lundi au moins. Et ensuite ? Le spectre de novembre décembre 1995 rôde toujours. On sent bien que s’il devait y avoir un mouvement de grève durable, c’est ici que se trouverait le fer de lance. Les syndicalistes de la SNCF s’en inquiètent d’ailleurs. Ils ne tiendront pas si ne sont pas rejoints massivement. Ils savent très bien qu’ils viennent de subir une défaite sur ce terrain-là. Avant d’être générale, la grève doit être reconduite secteur par secteur, le plus souvent en assemblée générale. Mais quels sont réellement les secteurs qui pourraient tenir durablement une grève reconduite jour après jour ? Les restructurations capitalistes et l’éclatement des formes salariales rendent-elles possible un tel geste dans le secteur privé ? Dans le secteur public, les professeurs ont échoué à mettre en échec la réforme Blanquer. Et à la SNCF, les grèves perlées de 2018 ont été sans effet sur la réforme ferroviaire de 2018. Bref, c’est une question inédite, nécessaire et excitante à la fois, qui se pose à nous : le monde du travail est-il encore à même de mener une offensive victorieuse au moyen de la grève ? En tout cas tout le monde le sent, il n’y aura pas d’occasion comme celle-là avant longtemps.
L’enjeu sera de rompre avec le cycle des défaites du monde du travail depuis 1995. Macron le sait bien. Comme tous ses prédécesseurs, il continuera à frapper tant qu’il ne tombera pas sur une résistance réelle. Seuls les gilets jaunes ont réussi à lui arracher des miettes au plus fort du climat insurrectionnel de décembre. Ce qui est sûr, c’est qu’il en faudra beaucoup pour le faire plier. Une grève et une manifestation mensuelles ne suffiront pas.
Bref, alors que le mouvement des gilets jaunes avait signifié un certain dépassement de la forme classique du mouvement social, un tel mouvement est-il encore possible ?
2. Débordement général. Vers une révolte sociale ?
Mais on peut penser que les grévistes ne seront pas seuls. De la même manière que la taxe carbone avait été le prétexte pour une explosion générale, la réforme des retraites pourrait être un moment de cristallisation et d’agrégation de toutes les colères pour donner lieu à quelque chose d’autre qu’un mouvement social. Salariés, lycéens et étudiants, précaires et retraités, tous ont été galvanisés par la révolte des gilets jaunes. Le monde entier est traversé par une série de révolte qui s’attaque à des gouvernants corrompus ou un système dont le but est de protéger les plus puissants.
Depuis 2016 au moins, on sait qu’un mouvement social n’existe que parce qu’il est débordé de toutes parts. C’est la deuxième inconnue. Quelles seront les forces qui se jetteront dans la bataille ? Les étudiants qui luttent contre la précarité tristement mise à jour par la tentative de suicide d’un étudiant lyonnais ? Les différentes fractions du mouvement écologiste qui pointent toujours l’inaction des gouvernements alors que le pire est à peu près certain ? Tous ceux qui se retrouveront dans les cortèges de tête pour faire des manifestations autres chose que de mornes défilés syndicaux ? Les gilets jaunes qui ont mené une lutte historique largement brisée par la répression policière retrouveront-ils leur souffle ?
Toujours est-il que le seul registre de l’action syndicale ne suffira pas. Les gilets jaunes avaient redécouvert l’importance fondamentale du blocage. Récemment, différents patrons du BTP se sont également attaqués à des dépôts pétroliers entraînant rapidement une pénurie. Si la grève est nécessaire c’est surtout qu’elle dégage du temps libre pour agir. Les différentes forces mobilisées à partir du 5 décembre réussiront-elles à s’organiser pour mener à bien des actions efficaces sans se contenter du traditionnel défilé syndical ?
3. La répression policière. Tout le monde déteste toutes les polices.
Le gouvernement a peur. Mais il sait comment faire. Il dispose d’une arme redoutable. La répression policière et judiciaire. Il n’a pas hésité à mutiler en série un peuple qui s’est soulevé. Il n’hésite pas à sortir les LBD contre des lycéens un peu trop virulents. Il fait déjà tout son possible pour tuer dans l’œuf la contestation étudiante et lycéenne. Il n’y a aucune raison pour qu’il ne continue pas dans cette voie. Tout est prêt pour la manifestation du 5 décembre.
Mais le gouvernement a aussi sorti sa vieille carte de la division. En agitant la menace des blacks blocs et en demandant aux syndicats d’assurer la sécurité dans les cortèges. C’est un vieux piège dans lequel la CGT est souvent tombée. Saura-t-elle l’éviter pour cette occasion ? En certains endroits, elle a déjà annoncé qu’elle allait renforcer ses équipes de sécurités. Quoi qu’il arrive, c’est ensemble qu’il faut faire face à la police et à sa répression. Il n’y aura pas de victoire possible sans réussir à mettre en échec l’obstacle que constitue la police. Comment ? Telle est aussi la question.
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Comme toujours, nul ne peut prétendre savoir à quoi ressembleront les révoltes qui viennent. Et nul ne sait si le désir que ça pète saura se traduire en force réelle à cette occasion. Quelles pourraient être les trouvailles et les combinaisons inattendues ? Qu’est-ce qui pourrait faire événement ? Contre tous les fatalismes, les gilets jaunes ont rappelé l’indétermination fondamentale de l’histoire. Il est bien impossible de prévoir où, quand et sous quelles formes se présenteront ces inévitables explosions, et où elles pourront nous mener.
Il ne s’agit ni d’un espoir, ni d’une attente. Mais d’une nécessité et d’une certaine disposition à l’événement et l’imprévu.
En route toujours !