Malgré une mortalité élevée, les pouvoirs publics ne prennent aucune mesure particulière et les médias traitent l’affaire superficiellement. L’épidémie n’aura aucune conséquence sur l’économie. Que s’est-il passé en 50 ans pour qu’une épidémie comme celle que nous subissons actuellement entraîne un état d’urgence sanitaire qui menace jusqu’à la sacro-sainte économie elle-même ? La réponse, pensons-nous, est à chercher du côté de notre rapport à la mort et des nouvelles prétentions hallucinantes du pouvoir.
La grippe de 1968 : « étrangement, on a oublié »
Entre l’été 1968 et le printemps 1970, la « grippe de 1968 » également appelée « grippe de Hong Kong » a fait un million de morts dans le monde selon l’OMS. Le virus (une souche réassortie H3N2 du virus H2N2, celui de la grippe A) apparaît d’abord en Chine centrale, avant d’atteindre à Hong Kong puis de s’étendre au monde entier. Les GI démobilisés du Vietnam apportent la maladie aux États-Unis, où 50 000 personnes décèdent en trois mois. En France, 31 226 morts sont à déplorer en deux mois et on estime aujourd’hui qu’environ un quart de la population du pays a été touchée à l’époque. Pourtant, les médias traitent le sujet assez superficiellement et le plus souvent sur un ton badin, comme le rappelle un article de Libération paru en 2005. Un chroniqueur du Monde écrit le 11 décembre 1969 : « les Français, comme la plupart des Européens, subissent les misères de l’hiver, rhumes et grippes en tête. Mais est-il bien utile d’ajouter à ces maux, somme toute banals, les risques d’une véritable psychose collective ? »
Malgré un taux de mortalité très élevé, aucune mesure particulière n’a été prise à l’époque, et la pandémie a été traitée par les pouvoirs publics comme une banale épidémie de grippe saisonnière : pas de « gestes barrières », pas de confinement généralisé, pas d’état d’urgence ni de lois spéciales… Les bourses ne se sont pas effondrées, l’économie n’a subi aucun ralentissement notable. L’inaction des autorités n’a globalement pas été remise en cause, malgré le climat social contestataire de la fin des années 1960. Les morts s’accumulaient pourtant à une vitesse vertigineuse dans les hôpitaux. Dans une chronique publiée fin mars, Daniel Schneidermann cite les paroles du professeur Dellamonica, alors externe en réanimation : « Les gens arrivaient en brancard, dans un état catastrophique. Ils mouraient d’hémorragie pulmonaire, les lèvres cyanosées, tout gris. […] Et étrangement, on a oublié ».
À l’heure où nous écrivons ces lignes, l’épidémie de Covid-19 a fait un peu moins de 180 000 victimes selon le décompte officiel, publié par l’université John Hopkins. Il est évidemment périlleux de vouloir comparer l’épidémie actuelle à celles qui l’ont précédée pour au moins trois raisons :
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l’épidémie de Covid-19 est encore en cours et les prédictions quant à son évolution sont incertaines.
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les projections sur le nombre de morts qui auraient été causées par le Covid-19 en l’absence de mesures pour contenir l’épidémie varient énormément d’une étude à l’autre. Le modèle publié par l’Imperial College de Londres, et qui a servi de base à l’OMS pour publier sa liste de recommandations, parle de 40 millions de mort à l’échelle du globe.
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le monde de 2020 est très différent du monde de 1968 : la mobilité des populations y est beaucoup plus élevée, le transport aérien a explosé, certaines frontières se sont ouvertes et surtout le recueil de données est beaucoup plus systématique.
Toute comparaison entre les deux événements et leur traitement médiatique, politique, sanitaire tendra forcément à être réductrice, anachronique, voire dépourvue de sens. Nous pouvons néanmoins remarquer deux changements majeurs qui se sont produits entre 1968 et 2020.
La mort n’est plus ce qu’elle était
La différence la plus évidente concerne le rapport à la mort, et notamment celle des personnes âgées. Dans un article du journal suisse Le Temps, l’historien Bernardino Fantini – qui écrivait fin février que la peur du virus était « largement exagérée » et que le Covid-19 était « moins dangereux qu’une grippe saisonnière – remarque qu’en 1968 « les plus de 65 ans étaient considérés comme des survivants de la mortalité naturelle. Alors qu’aujourd’hui, même la mort des personnes âgées est devenue un scandale ».
La « peur de la mort », forcément irrationnelle et paralysante, semble avoir été désignée comme le nouvel ennemi par les porte-voix du capitalisme débridé, qui regrettent que les mesures prises pour ralentir l’épidémie aient également pour fâcheuse conséquence de ralentir l’économie. Les turbo-capitalistes de la Silicon Valley ou les ultras du libre marché de Fox News n’ont plus le monopole de ce genre de propos, qui sont désormais monnaie courante dans nos contrées aussi, du journaliste Jean Quatremer tweetant à longueur de journée des perles telles que « si on veut rester en vie, on renonce à être ce qu’on est » ou encore « quand je vois cette trouille de la mort, je me dis qu’il n’y aurait guère de volontaires pour débarquer en Normandie en 44 » au philosophe André Comte-Sponville qui se fait « plus de soucis pour l’avenir professionnel de [ses] enfants que pour [sa] santé de presque septuagénaire » sans oublier l’inénarrable Christophe Barbier pour qui « la vie n’a pas de prix, mais elle a un coût ».
Sans regretter comme eux le bon vieux temps où l’on s’embarrassait moins de la mort des plus de 65 ans, on peut néanmoins constater que les choses ont beaucoup changé depuis 1968. Comment expliquer sinon que les gouvernements du monde entier – à de rares exceptions près – aient fait passer au second plan, du moins dans un premier temps, la sacro-sainte sauvegarde de la croissance économique, qui était jusqu’alors la priorité absolue de tous les gouvernements de droite comme de gauche depuis la fin de la guerre ? « Nos vies valent plus que leur profits » disait un slogan trotskiste dans les années 90 : il semble que même les plus libéraux des gouvernements aient accepté très temporairement de reconnaître ce renversement de priorités.
Mais ne nous y trompons pas : la « vie » qui fait office de valeur suprême à préserver à tout prix – quitte à lui sacrifier la croissance, le profit, le progrès, et la libre circulation des marchandises – est une espèce bien particulière de vie : une abstraction contemporaine, à laquelle le philosophe Giorgio Agamben a donné le nom de « vie nue », c’est-à-dire une vie purement biologique, abstraite, dont la survie végétative d’un corps inanimé sous assistance respiratoire représente le paradigme enfin réalisé par la science moderne. La vie biologique, écrit Agamben en 1993 dans un texte repris dans le recueil Moyens sans fin, « est le souverain invisible qui nous regarde derrière les masques hébétés des puissants qui, qu’ils s’en rendent compte ou non, nous gouvernent en son nom. »
La planète, au-delà des conflits entre puissances pour s’approprier les réserves de masques et se rejeter la responsabilité de l’origine ou de la diffusion de la pandémie, semble enfin unifiée derrière un seul mot d’ordre : #RestezChezVous #SauvezDesVies. Les pouvoirs constitués, d’ordinaire si arrogants et prompts à minimiser la gravité des morts causées par leurs politiques – morts de la misère, morts du travail, morts de la violence économique, sociale et policière – n’ont plus que ce mot à la bouche : sauver le plus de vies possibles, ou pour le dire dans le langage technique, statistique et comptable pour qui les « vies » en question ressemblent plus à des colonnes de chiffres dans un tableau qu’à des existences en chair et en os, « aplatir la courbe ».
Les rêves du pouvoir
Parmi ceux qui critiquent l’action (ou l’inaction) du gouvernement, il n’y pas seulement ceux qui lui reprochent d’en faire trop mais aussi ceux qui l’accusent de ne pas en faire assez. Dans les deux cas, c’est toujours le gouvernement qui est mis au centre du jeu. Sans vouloir exonérer nos détestables dirigeants, et au risque d’exprimer une opinion impopulaire parmi les opposants au régime en place, il ne nous semble pas que Macron et ses sbires aient fait globalement mieux ou moins bien que leurs homologues étrangers. Il nous semble donc raisonnable d’affirmer qu’il n’y a rien à leur reprocher en particulier. Certes, ils ont contribué, comme tous leurs prédécesseurs, à fragiliser encore un peu plus l’hôpital public. Certes, ils ont menti à répétition et continuent de le faire. Certes, ils envoient chaque jour leur police humilier, mutiler et parfois assassiner en toute impunité dans les quartiers populaires. Mais n’est-ce pas là la tâche de tout gouvernement ?
Comme l’a écrit très justement Pacôme Thiellement début février, à l’occasion d’un texte sur le déni des violences policières par la gouvernement : « nous avons beau savoir qu’ils déconnent à pleins tubes, rien ne nous dit que nous ne serions pas aussi merdiques qu’eux une fois à leur place. Et même tout nous dit le contraire. Ce n’est pas une question de personne, c’est une question de fonction. »
Rien de nouveau sous le soleil donc ? Pas exactement. Et c’est là qu’apparaît une autre différence avec 1968 : les moyens dont disposent les autorités, couplés à la légitimité absolue que confère le mot d’ordre « sauver des vies », puisque « la vie » est ce qu’il y a de plus sacré, leur permettent de se rapprocher du rêve de contrôle absolu inhérent à tout pouvoir. Dans son cours de 1975 sur Les anormaux, Michel Foucault notait que « la peste porte le rêve politique d’un pouvoir exhaustif, d’un pouvoir sans obstacle, d’un pouvoir entièrement transparent à son objet, d’un pouvoir qui s’exerce à plein. »
Or, comment ne pas voir, derrière les mines graves et les discours « churchilliens », la jouissance du pouvoir d’avoir enfin entre les mains, au même moment, à la fois les moyens inédits des technologies numériques, la docilité exceptionnelle des populations apeurées et la légitimité totale qu’octroie la mission de protéger la vie à tout prix ? Les bons sentiments, la bienveillance, et les beaux discours sur la préservation de la vie font partie du cauchemar qui s’annonce au même titre que la reconnaissance faciale dans l’espace public, le ciel couvert de drones, les téléphones-mouchards, Apple et Google surveillant nos déplacements et notre température en permanence et les flics à tous les coins de rue…
Personne ne se souvient de l’année 1968 pour son épidémie de grippe. Tout le monde a en tête le soulèvement mondial qui a fait trembler tous les pouvoirs de Paris à Prague en passant par Mexico. Dans 50 ans, quel souvenir évoquera l’année 2020 ? Well, the future is unwritten…