En mai 2017, des ossements retrouvés dans une forêt à Rouen ont été identifiés comme étant ceux d’un activiste de l’IRA assassiné en 1985 par l’Armée de libération nationale irlandaise (INLA). Plusieurs recherches avaient déjà eu lieu pendant les années 2000, sans jamais porté leurs fruits. Ce militant de l’armée républicaine disparut le 8 mai 1985 à Paris. Réfugié en France depuis décembre 1983 en tant que professeur d’anglais, Seamus Ruddy a été enlevé, torturé et tué. Il aurait ensuite été enterré en forêt de Bord près de Pont de l’Arche.
L’information fut livrée comme telle dans les journaux locaux. Aucun n’a évidemment pris la peine de nous éclaircir un temps soit peut sur le conflit nord-irlandais, l’IRA ou la lutte armée. Attisant la curiosité de la rédaction, trois de nos envoyés spéciaux ont décidé de se rendre sur place pour un rapide travail d’investigation historico-politique afin de tenter d’étoffer nos faibles connaissances sur le sujet.
Les troubles
Le rendez-vous était donné dans la matinée près de notre auberge. Le taxi noir se gare. En sort un type d’une soixantaine d’année : carrure affûtée, lunettes de soleil et polo burberry boutonné jusqu’en haut. Il arbore le style typique du lads anglais, avec sa gueule carré et ses cheveux blonds et courts.
On embarque dans son black taxi aux vitres teintées pour une virée dans les rues de Belfast. « Vous savez, ici il y a eu une guerre. Vous voyez cet hôtel ? C’est l’hôtel qui a subi le plus d’explosion à la bombe dans le monde. 34 au total. » nous dit le guide en passant devant l’Europa Hostel située sur le boulevard principal du centre de Belfast. « Il fallait être vraiment stupide pour passer ses vacances en Irlande du Nord entre les années 70 et la fin des années 90 ». C’est en effet au cours de ces années-là que le pays a traversé la fameuse période des Troubles. Séquence de guerre civil causée par le conflit politico-regilieux opposant les protestants unionistes aux catholiques républicains. Dans le sillage du mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis, des manifestations similaires ont lieu en Irlande du Nord. Amorcées par des associations catholiques constestant leur position sociale défavorable, des manifestations sont organisées dès 68 et réclament la fin de la discrimination dans l’attribution des emplois et logements publics, la disparition des lois d’exception et des forces spéciales de réserve de la police, et surtout, sous le slogan « one man one vote », la fin de l’interdiction faite aux non-propriétaires – majoritairement catholiques – de voter alors que les chefs d’entreprises, majoritairement protestants, disposent à l’inverse de voix multiples. Rapidement, les manifestations sont interdites et violemment réprimées. Les images font le tour du monde. A la fois attaqué par les forces de l’ordre et les protestants unionistes, le mouvement prend des proportions considérables en terme de violence.
Au Nord de Belfast, on s’arrête à l’une des extrémités d’un mur séparant un quartier catholique d’un quartier protestant. C’est le quartier de Falls Road. Il y a 17 murs de ce genre dans tout Belfast, celui-ci est le plus grand avec ses 4 kilomètres de long. C’est dans ce quartier que plus de 1700 maisons de familles catholiques ont été brûlé par des protestants en 1969. Plusieurs morts, des centaines de blessés et des départs massifs de population des quartiers catholiques. A partir de cet événement, l’armée britannique est déployée et patrouille dans les rues, les lois d’exception sont réactivées, les groupes paramilitaires s’arment et l’IRA se constitue.
Laissez l’Irlande en paix et il n’y aura plus de guerre.
Les barrières permettant l’accès d’un côté à l’autre du mur sont aujourd’hui encore en fonction. Les flics viennent chaque soir et chaque matin pour fermer, entre 18h et 6h du matin. On comprend vite de quel côté de la barricade se situe notre guide. Dans son discours, il glisse rapidement de « les protestants et les catholiques » à « les protestants et nous ». C’est d’ailleurs à ce moment de la visite, près du mur, que notre guide s’interrompt pour saluer chaleureusement un passant. Il reprend son explication en disant : « C’est un ami, ancien activiste de l’IRA qui a fait 15 ans de taule pour avoir tuer deux soldats britanniques. » L’ambiance est posée.
Nous reprenons la voiture en arpentant le quartier catholique. Il nous raconte un tas d’anecdotes inédites pour nous, notamment celle du plus haut fait d’armes de l’IRA qui reste selon lui l’assassinat le 27 août 1979 de Lord Mountbatten (aux commandes d’un certain nombre d’opération de « guerres sales » dans les colonies britanniques) cousin de la reine Elizabeth. Plastiqué, son bateau explose lors d’une partie de pêche dans le comté de Sligo en Irlande. L’un des membres du commando est aujourd’hui devenu représentant et homme politique. La reine, en toutes connaissances de cause, s’est retrouvée à lui serrer la main lors d’une rencontre diplomatique. Autre anecdote, le 12 octobre 1984 : une bombe explose dans le Grand Hôtel de Brighton, où loge Margaret Tatcher, Premier ministre. Cinq personnes sont tuées, mais pas la Dame de fer qui échappe de justesse à la mort. Ratant de peu le plus gros coup de l’histoire, l’IRA déclare le lendemain : « Madame Tatcher comprendra maintenant que la Grande-Bretagne ne peut pas occuper notre pays, torturer nos prisonniers et abattre notre peuple dans ses propres rues et s’en sortir indemne. Aujourd’hui, nous n’avons pas été chanceux, mais n’oubliez pas que n’aurons besoin de l’être qu’une fois. Vous, vous devrez l’être à chaque fois. Laissez l’Irlande en paix et il n’y aura plus de guerre. »
Si l’IRA réussit à se procurer tant d’armes, c’est en partie par l’intermédiaire de la communauté irlandaise installée aux Etats-Unis et l’aide financière qu’elle leur apporte. « Il y a 40 millions d’Irlandais aux USA, et un en France » nous sort le guide en pointant notre ami aux cheveux roux.
De retour à bord du Black Taxi, on s’arrête devant une énorme fresque, de plus d’une vingtaine de mètres de long. Tous les trois ans les fresques sont renouvelées. Elles ne doivent être ni racistes, homophobes ou sexistes. Celle-ci illustre la révolte dublinoise de 1916, d’anciens prisonniers politiques morts incarcérés et le drapeau irlandais aux côtés du drapeau palestinien avec l’inscription « Freedom for all political prisoners ».
Remontés à bord, le guide nous montre la photo connue d’une femme masquée tenant un fusil-mitrailleur à l’angle d’une rue. Cette militante de l’IRA est devenue par la suite ministre de l’éducation en Irlande. Il en profite pour nous dire que 72 % du corps universitaire est issu de familles catholiques, que ceux-ci sont historiquement mieux éduqués et représentaient ainsi une menace pour les protestants. Ces derniers, possédant une grande partie du capital économique en Irlande, ont empêché aux catholiques l’accès aux postes de prestige.
A plusieurs reprises, le gars teste nos connaissances sur le sujet. On lui balance quelques blazes tels que Michel Collins et Bobby Sands pour ne pas avoir l’air de complètement débarquer. On s’arrête d’ailleurs quelques minutes plus tard devant une gigantesque fresque de Bobby Sands, devenu une réelle légende côté catholique, peinte sur les murs du Sinn Féin (branche politique des républicains en Irlande du Nord). C’est dans ce local que des Unionistes ont fait une descente pour fumer l’un des leaders. Ils sont tombés sur trois militants de base et les ont tout de même descendu.
Sur la fresque, sous le portrait de Bobby Sand est inscrit : « poet, gaeilgoir, revolutionnary and IRA volunteer ». Il est mort d’une grève de la faim en prison. Le film « Hunger » lui est consacré. C’est alors l’occasion de questionner le caractère « révolutionnaire » de l’IRA. Pourquoi est-ce donc préciser sur cette fresque ? Le gars nous répond que la base politique commune du côté catholique, ça a toujours été l’unification de l’Irlande mais qu’il y a eu un certain nombre de tendances politiques internes principalement divisées entre partisans de la lutte politique (IRA officielle) et partisans de l’option militaire (IRA provisoire) contre l’occupation anglaise. Les Officiels, sans rejeter totalement la lutte armée, refusent, afin de protéger les catholiques, de s’en prendre à des protestants considérés comme des prolétaires égarés par la domination bourgeoise capitaliste. Ils formeront le Sinn Féin Workers’ Party avec une grille de lecture marxiste et un projet socialiste. Les provos se considèrent avant tout comme les héritiers des républicains de 1916 et les protecteurs de la communauté catholique et deviendront la tendance majoritaire de l’IRA. Bobby Sand a été très actif dans la frange « socialiste » influencée par les guérillas sud-américaine et proche des minorités oppressées. Il est aussi celui qui a diffusé et enseigné en prison le gallique. C’est entre quatre murs que la langue s’est beaucoup répandue comme élément de lutte et de résistance.
The Blanket Protest
Le guide nous parle alors des conditions de détention des militants de l’IRA (ou soupçonnés de l’être), de leurs différents statuts et des luttes qu’il y a eu autour de ces problématiques. Il est appru dans une enquête ouverte par la Cour européenne que certains détenus ont effectivement été soumis à des « interrogatoires poussés » : station debout contre un mur (stress position), encapuchonnement, sifflement incessant dans la cellule, privation de sommeil, privation de nourriture solide et liquide. C’est dans la prison de Maze aussi appelée Long Kesh, construite dans le nord de l’Irlande pour l’incarcération massive de militants, que nombre d’atrocités ont eu lieu. Elle est aujourd’hui en phase de démolition. C’est au milieu des années 70 qu’a démarré la fameuse « protestation des couvertures » (Blanket protest). Se voyant refuser le statut de prisonnier politique, les prisonniers républicains refusent l’uniforme de droit commun et se retrouvent nu, avec leur seule couverture. Après de nombreux incidents avec les gardiens, ils passent en 1978 à la protestation sale (dirty protest) lorsqu’ils refusent de quitter leurs cellules et souillent ces dernières de leurs excréments. C’est au début des années 80 que Bobby Sands rentre dans la lutte et reprend une grève de la faim. Il meurt quelques semaines plus tard. D’autres prennent la relève et meurent un à un tandis que les manifestations de protestation grossissent et que les émeutes se multiplient en Irlande du Nord. La grève cesse sans que le statut soit accordé mais des concessions importantes le seront dans les jours qui suivent. Si la détermination de Thatcher a prévalu en apparence, l’IRA et le Sinn Féin sont en fait sortis renforcés du tragique épisode, qui les inscrit dans la lignée historique des mouvements ayant nourri en leur sein de grand martyrs de la cause. L’événement a isolé la Grande-Bretagne sur la scène internationale et renouvelé le soutien populaire pour les républicains.
Le guide nous raconte aussi les anecdotes sur les techniques de passage de messages aux prisonniers : ils faisaient passer, cachées sous leurs gencives, des mines de stylos et des feuilles à rouler collées ensemble au moment des visites. Cela leur permettait de recevoir et d’écrire des lettres. Le tabac passait via des tubes cachés dans l’anus.
C’est dans la prison de Maze que la plus grosse évasion européenne a eu lieu par des membres de l’IRA en 83. 32 prisonniers se sont évadés au même moment. Un film est sortie en Grande-Bretagne courant septembre à ce propos : Maze. A ce moment de l’explication nous sommes toujours devant le local de l’organisation. Une golf, récente, est garée devant et là le guide nous sort : « Tiens, ça c’est la bagnole d’un des commanditaires de l’évasion, il doit être dans le coin. C’est un grand type, regarde, le siège est carrément reculé. » Décidément, il n’en rate pas une pour nous montrer sa proximité avec le milieu.
De nouveau dans le taxi nous nous dirigeons dans un quartier protestant-unioniste. Les couleurs sont clairement plus affichées. Les drapeaux de l’Union Jack mais aussi ceux des UDA (paramilitaires unionistes) flottent autant sur les lampadaires de l’éclairage publique que dans les jardins des habitations privées. Une énorme fresque représente « Top gun », un héros de leur camp. Il est le gagnant d’un concours qui consistait à tuer le plus de catholiques possible. « C’est une merde, il est mort d’une overdose. C’était un camé, dealer et tueur sans mérite. C’est ça leurs figures. » Nous n’avons pas trouvé plus d’infos précises à son sujet.
En ce début du mois de juillet, c’est la pleine période de préparation de la marche orange protestante. En plus du gros défilé traditionnel du 12 juillet, souvent émaillé d’affrontements entre catholiques et protestants, d’énormes bûchers sont organisés dans les quartiers unionistes. C’est ce que nous avons découvert en arrivant sur Belfast en apercevant ces énormes tas de palettes, de véritables donjons de bois en construction. Pendant les semaines qui précèdent la marche, des bandes de jeunes et moins jeunes s’activent à l’empilement de morceaux de bois et guettent d’éventuels attaques de catholiques qui y mettraient le feu prématurément. Les accès sont parfois barrés ou contrôlés. Un soir, en s’approchant un peu trop près de l’une de ces zones, des lads ont commencé à nous pointer du doigt et à s’activer. Nous n’avons pas hésité à déguerpir.
C’est près de l’un de ces bûcher que notre Black Taxi Tour se termine, mais notre périple historico-politique de l’Irlande du Nord continue vers Derry, ville connue pour le tragique épisode du Bloody Sunday. En arrivant dans cette ville après quelques heures de bus, on ne met pas longtemps à trouver des boutiques remplies de produits dérivés estampillés « IRA » : track jacket, casquettes, pins et cartes postales. Sur l’une des façades une énorme fresque représente un paramilitaire cagoulé armé d’un RPG sous lequel est écrit « The Unfinished Revoloution ». Le message est clair.
« Your now enterring Free Derry »
Nous tombons sur une boutique associative où tous les fonds sont reversés aux prisonniers politiques. C’est d’ailleurs l’un des axes par lesquels la lutte continue, côté catholique. On discute alors avec les tenanciers pour choper quelques infos sur la ville et des conseils d’endroits à ne pas louper. On se trouvait en fait à l’entrée du Bogside : quartier catholique rentré en sécession avec le gouvernement britannique pendant plusieurs années à la fin des années 60 et théâtre des affrontements du Bloody Sunday. En s’y baladant, les couleurs irlandaises et l’influence de l’IRA sont clairement plus affichées qu’à Belfast : les fresques sont gigantesques sur chaque bâtiment et des panneaux « Join IRA » sont régulièrement disposés. Des pancartes affichent le décompte des jours de prisons de tel ou tel militant encore à l’intérieur. Personne ici ne peut être indifférent à cette histoire et à cette lutte. On sent finalement, de la même manière que les Black Panthers aux Etats-Unis, qu’une forme de vie communautaire préexistait déjà au conflit, et que c’est celle-ci qu’il y avait à défendre et à libérer de l’occupation anglaise. Ce ne fût pas seulement de jeunes désœuvrés au sein du désert métropolitain mais des quartiers entiers avec ses fonctionnements propres, de familles, de bandes et de clans qui ont été emportés dans le devenir-révolutionnaire propre au conflit qui les a opposé à la caste protestante dominante et au gouvernement britannique.
Aujourd’hui, la situation est globalement plus détendue et le combat s’est peu à peu institutionnalisé. Les affrontements de rue et les faits d’arme de militants se revendiquant de l’IRA ou des paramilitaires unionistes restent très anecdotiques. Pour autant, la marche orange du 12 juillet ne se déroule pas dans un calme absolu. Plusieurs arrestations ont eu lieu en marge de celle organisée cette année.
Nous n’avons finalement pas trouvé d’informations particulières sur le type enterré et retrouvé récemment dans la forêt de Bord, près de Rouen. Par contre, nous n’avons pas manqué le geste touristique ultime qui consistait à prendre quelques selfies devant la célèbre fresque « Your now enterring Free Derry », le symbole des insurgés du Bogside.