À Vieux manoir, à 30 km de Rouen, une entreprise a obtenu le droit de stocker plus de 4000 tonnes de pesticides alors qu’elle se situe à proximité des nappes phréatiques. La préfecture a donné son accord sans difficulté et elle continue à justifier son choix : le scandale du stockage de produits dangereux continue. Retour en détail sur cette affaire.
Lubrizol aura au moins permis de révéler une tendance bien ancrée dans l’époque. Les usines toxiques et dangereuses classées Seveso profitent systématiquement de la protection des autorités. Lubrizol, on le sait a bénéficié d’un assouplissement de la réglementation concernant le stockage des produits dangereux sur les sites Seveso. Elle a pu ainsi accroître ses capacités de stockage à deux reprises, en janvier et en juin 2019, avec l’aval de la préfecture. On connaît la suite. Plus de 9000 tonnes de produits toxiques partis en fumée.
L’entreprise Lubrizol n’est malheureusement pas la seule usine à bénéficier d’une telle libéralité. L’entreprise Odièvre (groupe Cap Seine) se situe à Vieux manoir à 30 km au nord de Rouen. En 2018, son site de stockage lui permettait d’héberger 100 tonnes de pesticides (phytosanitaires et autres). Le 21 juin dernier, la société a obtenu le droit, après avoir entrepris des travaux, de stocker 4000 tonnes de ces produits. Soit une augmentation de 400 %. Elle obtient du même coup le classement « Seveso seuil haut ». Mais il y a un problème : le site est à proximité de plusieurs captages destinés à alimenter en eau potable la métropole de Rouen Normandie. Par ailleurs aucune étude précise de la géologie des sols n’a été réalisée. En cas d’accident, les substances polluantes pourraient s’infiltrer rapidement dans les sols et dans les nappes phréatiques.
La préfecture avait sollicité le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) pour en savoir plus sur les conséquences éventuelles pour la qualité des eaux qui approvisionnent la métropole de Rouen. Ce rapport a été rendu aux autorités le 6 juin 2017. Le 21 du même mois, la préfecture signait l’autorisation d’exploitation du site. La rapport indiquait pourtant : « Dans l’état des connaissances actuelles, il ressort que le risque est a priori élevé, que des polluants introduits dans le sous-sol au droit du site du Projet Odièvre, se retrouvent à court, moyen ou long terme dans plusieurs captages destinés à l’alimentation en eau potable situés en aval, en particulier dans ceux situés dans les vallées du Crevon, du Haut-Cailly, voire du Robec. Ceci conduirait à mettre en péril l’alimentation en eau potable du secteur, et notamment au niveau de la métropole Rouen Normandie. » La préfecture a donc donné son accord sans tenir compte d’un rapport qu’elle avait elle-même commandé et au mépris des consignes de sécurité les plus évidentes.
Pour y parvenir elle a pu s’appuyer sur le projet présenté par la société, sur l’enquête publique menée du 6 septembre au 18 octobre 2016, assortie d’une réunion publique et d’un avis favorable du commissaire-enquêteur, ainsi que sur l’avis favorable du conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques du 14 février 2017. Et tant pis si l’étude d’impact fournie par l’entreprise oublie de préciser qu’il existe de l’amiante sur le site ou encore une cavité souterraine qui n’a donné lieu à aucune investigation.
Un mouvement d’opposition sur le territoire
Des riverains et des associations écologiques s’opposent au projet depuis le début mais n’ont évidemment pas été entendus. Une association de défense composée de cinq communes du plateau de Buchy réclame l’annulation de cet arrêté. La requête en annulation a été déposée devant le tribunal administratif a été examinée le vendredi 11 octobre dernier.
À l’audience, la rapporteuse publique, fortement défavorable au projet, a demandé au tribunal « l’annulation de l’arrêté du préfet de Seine-Maritime. En cas d’incendie, la dispersion de produits dits nocifs est susceptible d’entraîner des pollutions de l’air nocives pour les populations de Vieux-Manoir et des communes voisines, a estimé la magistrate. L’installation est, selon nous, incompatible avec le règlement du plan local d’urbanisme de la commune ».
Pour l’expert du ministère public, « l’absence dans l’étude d’impact d’éléments relatifs aux conditions de remise en état du site a été de nature à nuire à l’information complète du public et a donc vicié la procédure » et « l’étude de danger n’est pas à la hauteur des graves risques de dommages pour l’environnement engendrés par l’installation ».
« L’actualité nous a montré que nous ne sommes pas à l’abri d’un accident, a défendu Mélodie Lemire, avocate de l’association au nom du cabinet Buisson. Le site se trouve au niveau d’une nappe phréatique, la principale réserve d’eau de la région », et « l’introduction d’un seul polluant pourrait mettre en péril l’alimentation en eau potable de tout le secteur de la Métropole Rouen Normandie ». L’avocate explique qu’on trouve plus de 521 pesticides parmi les produits stockés, dont du glyphosate, et de l’atrazine, un pesticide interdit en France depuis 2001 et en Europe depuis 2004. Ils sont évidemment toxiques pour la vie aquatique. Les données géologiques sont aussi très inquiétantes. Composée de calcaire, il y a un risque fort d’effondrement du sol qui pourrait permettre aux eaux de surface de s’infiltrer dans les eaux sous-terraine. On appelle ces phénomènes des bétoires, ils sont très fréquents en Normandie. Il en existe une à 200 m du projet !
Comme l’actualité le démontre, nous ne sommes pas à l’abri d’un accident
Le représentant de la préfecture de Seine-Maritime a admis « qu’il y a un risque mais le préfet a considéré qu’il était suffisamment pris en compte par l’exploitant ». Il se plaint mollement du ton alarmiste des requérants mêmes si évidemment il reconnaît qu’on ne peut pas exclure le risque, c’est l’essence même de ce type de projet semble-t-il concéder.
« Le bâtiment, un hangar, ne présente pas de risques en lui-même. Le site ne contient que des petits contenants. La rétention est largement suffisante, a aussi argumenté un représentant de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) à l’audience. Le site ne se trouve dans aucun périmètre de protection rapprochée des captages d’eau potable. » Pour finir de nous rassurer, ainsi sur le fait qu’il existe des bacs de rétention en cas d’écoulement des produits, et qu’il existe aussi un dispositif d’extinction automatique à base de mousse censée éteindre le feu en moins de trois minutes tout en consommant moins d’eau qu’une intervention des pompiers (sic). Ce sont exactement ces dispositifs qui n’ont pas fonctionné pour l’incendie de Lubrizol.
En bref les autorités, préfecture et DREAL, jouent une carte à laquelle nous somme habitués depuis le désastre Lubrizol : ils minimisent les risques, ne prennent pas en compte les rapports défavorables et insistent sur le fait que les dispositifs de sécurité sont suffisants en cas d’incendie. En bonne logique, ils autorisent et défendent l’installation ou l’agrandissement de site dangereux. La situation n’est évidemment pas sans rappeler Lubrizol. Une industrie chimique intrinsèquement toxique, une protection systématique de la part des autorités au détriment de nos vies et de notre santé.
Le jugement est attendu sous trois semaines et il a de grandes chances d’être favorable aux opposants. Au tribunal administratif le juge suit souvent les réquisitions du rapporteur public qui demande l’annulation de l’arrêté préfectoral. Mais il y a fort à parier que la préfecture ferait alors appel. Les travaux ont coûté 8 millions à l’entreprise.
Dans tous les cas c’est bien la même catastrophe industrielle qui se répand chaque jour un peu plus. Vieux manoir, Lubrizol, nous renvoient à la question lancinante de notre époque : comment y mettre fin ? Comment mettre fin à la puissance conjuguée de l’industrie et des autorités ?