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Vivre les ruines. Considérations sur Lubrizol et la catastrophe

Mise en regard du livre Le champignon de la fin du monde d’Anna Tsing (La découverte/Les empêcheurs de penser en rond, 2017) avec une considération sur la catastrophe de Lubrizol.

« Les représentations catastrophistes massivement diffusées ne sont pas conçues pour faire renoncer à ce mode de vie si enviable, mais pour faire accepter les restrictions et aménagements qui permettront, espère-t-on, de le perpétuer. » R. Riesel, J. Semprun, Catasrophisme, administration du désastre et soumission durable (L’Encyclopédie des Nuisances, 2008).

La catastrophe industrielle de Lubrizol a mis les riverains devant un choix qui semblait réservé aux territoires en guerre : faut-il fuir ? L’endroit où l’on habite, où l’on vit, est-il perdu à jamais ? Pour le bien de mes enfants me faut-il empaqueter au plus vite quelques affaires et chercher refuge ? Devenus migrants, certains ont été plongés dans un scénario aux relents post-apocalyptiques.

Mais il n’y a pas de fin du monde. La machine continue de tourner et nous habitons des lieux contaminés. Si cette « machine » de la logique économique devait cesser un jour et que nous mettions à bas les usines, les centrales nucléaires et l’agriculture nourrie au phytosanitaire, nous n’en demeurerions pas moins encerclés par ses fruits pourris. La terre que nous habitons est polluée pour des millénaires. Si seulement Rouen avait été déclarée zone contaminée, zone à fuir, celles et ceux qui y vivraient pourraient faire l’expérience d’une vie hors du capitalisme, hors de ce qui a produit la ruine… mais il n’en est rien et nous avons encore à vivre dans une double catastrophe : nos corps se contaminent et nos vies dépérissent d’êtres asservies. Car pour ce monde, se séparer de la moindre miette de territoire est un déchirement contre nature : tout devrait pouvoir être objet d’économie ! Pour appréhender le sort qui est réservé aux territoires contaminés par l’industrie, il faut analyser ce en quoi consiste une catastrophe pour la logique de l’économie. Il faut comprendre ce que signifie pour lui un monde perdu, et à contrario, ce que c’est pour l’économie que d’avoir en gestion le monde et le vivant. De fait, plus que tout, la logique qui tient ce monde préfère nous corseter et nous mutiler jusqu’à la mort plutôt que de laisser des miettes de territoire hors de sa portée. Ces quelques miettes qui existent sont le témoignage de ce que pourrait être un monde, ou des espaces du moins, libérés de l’emprise du pouvoir capitalistique.

La vie dans ces miettes, dans ces espaces délaissés, rendu à leur néo-sauvagerie nous indique combien la vie se déploie partout. Combien, quand sera mis à bas le capitalisme, même si nous avons à vivre dans les ruines, nous vivrons plus heureux. On pourra y voir se déployer les êtres dans leurs complexités par ce qu’ils ne seront pas toujours assujettis à une détermination. Ce qu’on pourrait y voir, c’est ce qu’Anna Tsing nous raconte de la vie par les ruines du champignon Matsutake. Suivre le parcours de ce champignon c’est entrevoir l’infinité qui se dégage du foyer de relation qui rend possible la vie. On comprend alors que si la vie dans les ruines est une lutte pour la survie, la vie de notre quotidien est une vie ruinée par l’entreprise capitaliste. On comprend que rien dans ce qui tient ce monde ne pourrait tolérer qu’une catastrophe industrielle conduise à décréter qu’un territoire est mort, qu’il devienne à fuir.

Dire la catastrophe

Tandis qu’un panache de mort recouvre le ciel haut-normand, bientôt tout le nord de la France et au-delà de la frontière, les autorités nous assènent évidement que tout est sous contrôle et que la vie poursuit son cours ordinaire. L’incendie à beau durer des dizaines d’heures et les résidus être ouverts à la dispersion par les vents pour de nombreux jours, il nous faut considérer que la catastrophe est finie, qu’elle a eu lieu. Les sols chargés de produits toxiques, les eaux polluées, les poumons embrasés, les cheveux et les corps suintant la chimie industrielle, tout ceci appartient à une gestion de la catastrophe, ou plutôt de « l’incident ». Si chacun ne s’effondre pas sur place, si les voitures roulent et les corps marchent, si le paquet de nouilles vaut toujours 1 euros, c’est que le quotidien d’après la catastrophe semble bien similaire à celui qui le précédait.

Au fond, qu’est-ce qui est catastrophique ?

La catastrophe pour l’État ne saurait être autre chose que la ruine. Parce qu’elle est un territoire perdu, la ruine ampute l’économie d’une portion d’espace exploitable. Déclarer un territoire perdu c’est déclarer qu’un pan du monde n’est plus assujetti à l’économie, c’est un non-sens pour la logique de ce monde. Alors l’incendie de Lubrizol, pas plus que l’explosion de Fukushima ne devraient pouvoir générer de territoire perdu. La catastrophe, en tant qu’elle est le basculement de nos vies dans des conditions où celle-ci est mise en péril, n’est donc pas un sens acceptable pour les autorités. Pour ces dernières, la catastrophe serait que des gens continuent à habiter ces territoires alors qu’ils sont devenus des ruines, comme des lieux hors de l’exploitation. Si ces lieux existent, ils ne sont que des épiphénomènes, des taches, des territoires en suspens, des stigmates sur le corps-monde de l’économie qui continu de marcher.

Le capitalisme ne s’embarrasse pas de ces quelques ruines, il les laisse au bord du chemin. Elles ne pourraient exister pour lui qu’en tant qu’elles seraient le terreau d’une exploitation possible, qu’en tant qu’elles cesseraient d’être des ruines. Invisibles, les ruines ne sont ni à nommer ni à faire voir. Si Rouen n’est pas une ruine ce n’est pas parce qu’elle n’est pas contaminée pour des années, ce n’est pas parce que les corps qui s’y meuvent n’y risquent pas leurs peaux. C’est parce qu’une activité économique y est encore possible. Il est pourtant concevable que ce lieu, comme tant d’autres, finisse par devenir une ruine. Qu’aux yeux du capitalisme les décharnements qu’engendre l’industrie finissent par avoir raison d’une exploitation économique est possible. Alors, les êtres qui peuplent ces paysages deviendront de vrais Stalker ou de vrais exilés.

La ruine est le corrélat de l’exploitation, comme son achèvement. C’est quand les déchets de l’industrie ont déjà été mâchés, crachés, remâchés… et qu’il ne reste rien qui paraisse économiquement viable. Alors la terre redevient une inconnue, pure indétermination et donc objet insaisissable et inexploitable, et le monde qui s’y déploie- radicalement transformé- peut jouir d’une oasis : il n’est plus réduit à une détermination, il peut déterminer par lui-même les conditions de sa vie. Cet oasis n’est pas un monde idyllique puisque précisément, il a fallu y survivre pour y être. Et il faut intégrer la catastrophe en cet endroit comme condition de la vie. On y voit là ce que c’est qu’un monde qui n’est plus tenu et perçu comme ce qui a une valeur. Une vie post-capitaliste ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur la vie dans les ruines. De Fukushima aux plages bretonnes, des côtes américaines du Golfe du Mexique aux rives du Gange, des faubourgs du Havre aux mines d’Australie ; les catastrophes ne sont pas les mêmes et ne produisent pas les mêmes effets dans une même intensité, mais les catastrophes produisent toujours des dévastations. La transformation qu’opère l’industrie marque alors le territoire en s’inscrivant dans les corps et la poursuite de la vie. Vivre aux abords d’une grande ville ou être entouré de champs d’une agriculture intensive est tout autant vivre la catastrophe et la dévastation. Mais les ruines sont le territoire qui est délaissé par l’industrie. Il en est marqué pour des années ou des millénaires mais il est pour un temps quitte de l’exploitation. La sortie du capital se fera dans ses ruines.

A ce titre, le livre d’Anna Tsing résonne délicatement en ces temps de catastrophe. Justement parce qu’elle ne déplie pas une analyse qui nous enfonce irrémédiablement dans l’impossibilité d’une vie qui se perpétue et par-delà le capitalisme, mais bien en ce qu’elle nous montre comment, ici et maintenant, la vie s’échappe des ruines, s’en nourrit et les délivre. Comment, depuis une pensée dans les ruines, s’amorce un chemin qui fissure la fausse hégémonie de l’économie.

Cheminement

En se déployant dans les ruines de l’exploitation, le champignon Matsutake est toujours cueilli en tant qu’il a une valeur, par des gens qui le vendent et qui vivent donc dans le capitalisme. Les ruines ne sont pas des lieux radicalement dépris de l’économie mais des lieux où celle-ci ne détermine pas, ou plutôt plus, l’environnement. Alors la vie chemine selon des règles étranges et même les individus qui attrapent des champignons pour les vendre ne peuvent le faire qu’en devenant eux-mêmes partie prenante de ces ruines, où l’attention économique aux choses n’est pas première pour comprendre et vivre le monde.

Anna Tsing travaille en anthropologue et les relations humaines qu’elle montre sont un témoignage et une analyse de la vie dans les ruines, de ce qui en l’individu ne peut jamais être complètement enseveli. En suivant le matsutake, elle déplie le nœud infini de relations qui creusent sous le champignon, de ce qui le rend possible à ce qui le rend visible, désirable. Elle montre comment ces nœuds surgissent dans les individus qui cueillent les champignons et dévoilent comment s’entremêlent en eux les raisons de leur présence. C’est un tapis que dévoile Anna Tsing. Le sol du champignon est le même que celui des cueilleurs et pour faire monde commun il faut se lier aux fils qui le tissent. Dans la ruine, ces fils s’assemblent. L’histoire du matsutake c’est l’histoire du déploiement de la vie au creux d’un monde, l’économie, qui n’existe que par les coupes qu’il exerce.

L’aliénation

Ce qui est paradoxal avec le matsutake c’est qu’il existe parce que l’on n’a pas voulu le produire. Les conditions de son existence sont un tel enchevêtrement de nécessités qu’il est impossible de le produire en laboratoire (pour l’instant). Il révèle en cela un point déterminant du vivant : c’est un non-sens que de déterminer le vivant en une singularité isolée de ce qui l’environne. La lisibilité économique exige au contraire une détermination singulière de chaque chose. Ce faisant elle nous apprend à percevoir le réel comme constitué d’une multitude de choses, d’objets, d’êtres, qui peuvent être isolés les uns des autres. Aliéné, séparé de lui-même, l’objet du capitalisme est un fantôme, il est déraciné. Si les ruines ont été rendues telles, c’est que la singularité que l’économie forçait en un lieu n’est plus exploitable ou même plus existante. Le lieu, puisqu’il ne recèle plus d’exploitation possible devient un non-lieu. Il n’y a rien à y prendre, il devient invisible. Le capitalisme ne voit pas à quel point un être se constitue dans un maelstrom de relations qui le façonnent. Ce qui n’est pas déterminable lui est invisible. Ce qui n’est pas mutilé est inexploitable. L’aliénation est la condition d’existence du capitalisme.

« L’aliénation ne tient aucun compte de l’enchevêtrement des espaces de vies. Le rêve de l’aliénation suscite des modifications du paysage dans lesquelles seule une ressource isolée importe ; tout le reste devient mauvaise herbe ou déchet. Ici, prendre soin des enchevêtrements qui font un espace de vie semble inefficace, voire archaïque. Quand une ressource particulière ne peut plus être produite, l’espace est tout simplement abandonné. Le bois a été coupé, il n’y a plus de pétrole, le sol ne peut plus nourrir les récoltes : la recherche de ressources se poursuit ailleurs. Ainsi, la simplification qui accompagne l’aliénation produit des ruines ».

La scalabilité

Comme elle singularise, détermine, coupe, l’économie reproduit. L’utilité de l’aliénation c’est de considérer une chose abstraitement et de faire de cette abstraction une coquille dans laquelle se pliera la chose concrète. Dès lors, nous avons à faire à un objet connu, conforme, au sujet duquel une prévision et une méthode peuvent s’appliquer. Un processus qui vaudra pour cette chose vaudra ainsi pour toutes les autres et les conditions d’exploitation sont infiniment simplifiées, accélérés. La scalabilité c’est la reproductibilité de la production. Les champs de bananiers à perte de vue, les armées d’ouvriers dans les usines de textiles, les rangés au centimètre de pin Douglas sur des kilomètres, tout ceci est le produit d’une scalabilité de la production. L’économie recherche le scalaire sinon c’est une perte de temps, sinon c’est de l’artisanat. Il faut un plan, un schéma, une ingénierie. Les ruines peuvent être la conséquence de destructions naturelles mais elles ne sont des ruines pour le capitalisme que lorsqu’elles sont le produit de la scalabilité. Quand ce qui a été produit et reproduit l’a été jusqu’à la mort de cette production. Le matsutake doit beaucoup au scalaire puisqu’il se trouve particulièrement dans les forêts abandonnées par l’industrie. Il a fallu qu’on produise une forêt à exploiter, puis qu’on la délaisse, pour que la forêt devienne une ruine. Une ruine qui n’est pas un état naturel mais un résidu d’un lieu produit pour l’industrie. C’est par les conditions spécifiques apportées par cet espace tout à fait artificialisé qu’a pu se déployer le matsutake. Il n’est pas le fruit d’un territoire arraché à l’économie, il en est le produit. C’est qu’au cœur du processus économique se niche toujours ce qui en est le support : la vie. Celle-ci, irrémédiablement, insiste. Aussi, s’il est des individus pour ramasser les champignons dans ces forêts et transformer cette dernière par la vie qu’ils y mènent, c’est parce qu’ils sont eux-mêmes des ruines de la scalabilité. Leur force de travail, leur être abstrait (et donc visible aux yeux du capitalisme), est devenu inutile, inexploitable et ils ont été délaissés. Cette rencontre des « ruinés », des « exilés », tisse une relation où ils s’épanouissent. Bien sûr, le matsutake n’est pas apparu dans l’histoire du vivant avec les ruines du capitalisme, mais son apparition dans des endroits du monde a la même cause que sa disparition dans d’autres. Il s’agit de l’exploitation de ce qui le rendait possible.

« Ce serait une erreur de voir les matsutakes comme une survivance du passé : c’est l’erreur faite par ceux que le progrès rend aveugles. Le commerce des matsutakes n’a pas lieu dans un temps imaginaire d’avant la scalabilité. Il est, au contraire, dépendant de la scalabilité et, de surcroît, en plein cœur des ruines. De nombreux cueilleurs dans l’Oregon sont des réfugiés des économies industrielles, pendant que la forêt elle-même s’offre comme les dépouilles d’une œuvre de scalabilité. Le commerce des matsutakes et l’écologie dépendent tout deux des interactions entre la scalabilité et les manières dont elle a été défaite ».

Ouvert à la relation

Les ruines, espace délaissé, demeurent évidement peuplées. Son absence de lisibilité économique n’engendre pas un néant de vie. Au contraire, en ce qu’il ne subit plus de mutilations le tissu des relations qui engendre des formes de vies permet l’émergence de foyers communs. Ce qui existe dans la ruine existe par la pluralité de ses dépendances. Et ceci ne l’amoindrit pas. Ceci en grandit au contraire les possibilités d’expansion. La richesse du matsutake tient à la fois de la complexité des conditions qu’il faut réunir pour le générer et tient à l’acuité des cueilleurs, à leur attention à chercher les signes, à chercher non pas le champignon mais ce qui le rend possible. Habiter la ruine exige de procéder à son propre dépassement.

La liberté que vivent les cueilleurs de matsutake vient de ce que leur quête n’est pas déterminée (dans l’ensemble) par d’autres normes que celles qu’ils s’imposent. Leur liberté c’est d’être le coin de forêt qu’ils traversent. Cueilleurs, acheteurs, tout comme ce qu’il peut rester de paysan en ce monde, se déploient dans l’espace qu’ils habitent. Savoir lire une motte de terre ou l’inclination d’une branche c’est pouvoir prendre le temps de se plonger dans une relation qui n’est pas toujours déjà déterminé par l’impératif économique auquel elle répond. Ce savoir l’est d’être un chemin de métamorphose. Bien sûr que l’ouvrier sait lire les bruits de la machine, ou que l’employé sait lire les traits de son patron. Ceci dévoile toujours que la relation s’ébauche dans l’infinie complexité du réel. Mais cette relation est déterminée par un rapport sans communauté, où précisément on se prémunit de la communauté, où l’on se resserre dans sa subjectivité. La liberté dans les forêts de l’Oregon se trouve au contraire dans ce que l’attention à la relation est toujours une métamorphose de soi. Non pas pour se perdre mais pour s’ouvrir à d’autres formes, à d’autres êtres.

« Libre/hanté : deux formes de la même expérience. »

« Seulement en tâtonnant de ses doigts dans les champignons, un bon trieur en sait déjà long. Un matsutake parasité par une larve d’insecte abîmera tout le lot avant qu’il n’arrive au Japon : il est donc essentiel que l’acheteur le refuse. En outre, seul un acheteur inexpérimenté aura besoin de couper un champignon pour savoir s’il est parasité. Les bon acheteurs les repèrent au toucher. Ils peuvent aussi humer la présence d’un champignon : son arbre hôte, la région d’où il vient, d’autres plantes, comme les rhododendrons, qui ont un effet sur sa taille et sa forme. Tout le monde adore observer l’art de trier d’un bon acheteur ».

« Quand ils grandissent, les champignons créent une légère boursouflure dans le sol, et c’est à ce bougé qu’il faut être attentif. Les gens parlent d’une bosse, mais on a alors l’impression d’un monticule bien défini, ce qui est franchement rare. Au lieu de cela, je préfère penser que je détecte une sorte de soulèvement, comme quand une poitrine se soulève dans une grande inspiration d’air. Facilement, ce soulèvement figure la respiration du champignon. Il peut y avoir une fissure comme pour laisser s’échapper le souffle du champignon. Bien sur, les champignons ne respirent pas de cette manière, mais cette reconnaissance de formes de vies communes constitue la base de la danse ».

Ouvert à l’ouvert, ce qui se déplie est une symbiose. Nous savons qu’il est impossible de fixer les contours d’un individu. Biologiquement, nous ne sommes pas uniquement « nous », sauf à dire que notre corps est les bactéries qui l’habitent. Sauf à dire que nous ne sommes pas métamorphosés par ce que nous respirons, buvons, ce qui se fixe sur notre peau ou la traverse etc. Ce qui se vit particulièrement dans les ruines et qui rend possible le matsutake, c’est cette symbiose qui se fait individu, ou inversement. Le cueilleur est le matsutake, il est donc aussi le lit de la forêt et l’odeur du vent. Sa manière de se déplacer et de vivre elle est issue de ses expériences, de sa culture et la forêt d’Oregon devient ainsi une partie de la culture Mien du Laos. Les ruines du capitalisme en rendant le réel à son indétermination, en ne forçant pas une abstraction à déterminer le concret, laissent le déploiement des complexités s’opérer et les singularités s’émanciper dans le tissu des relations qui les forment.

« Scott Gilbert et ses autres collègues biologistes ont constaté que : « la quasi totalité des développements peuvent être considérés comme des symbioses. Par l’idée de symbiose, nous faisons référence à la capacité des cellules d’une espèce à assister le développement normal du corps d’une autre espèce. » […] Les relations interspécifiques réinscrivent l’évolution du vivant dans l’histoire, étant donné qu’elles ne se font qu’au gré de rencontres fortuites. Elles ne peuvent former un système qui s’autorépliquerait à partir de lui-même, car les rencontres interspécifiques sont toujours des évènements, des « choses qui arrivent », prises dans une histoire.[…] L’histoire est une fauteuse de trouble pour la scalabilité. Car l’unique manière de créer et de trouver de la scalabilité est bien de refouler toute tentative de changement et de rencontre ».

Les communs latents

Si l’on fait de l’ouverture le cœur de la constitution de l’individu, de la métamorphose le processus générique de l’individualité, alors nous ne devons pas penser qu’un système sain est un système qui demeure le même. Canguilhem l’a déjà montré il y a longtemps. Le pathologique c’est ce qui ne se meut pas, le malade c’est ce qui n’est pas capable de générer une nouvelle norme de vie. Pour autant, il reste un pas pour adhérer à l’idée que l’individu existe par le dépassement de son être. Car il nous faut alors penser non pas l’individu dans son évolution mais bien en tant qu’il devient autre. Évolution et altérité ne sont cependant pas à opposer car il peut demeurer une continuité dans l’altérité. C’est précisément cette dimension d’ouverture qui est féconde pour penser l’altérité en soi, sans sombrer dans une indétermination permanente de l’être où n’existerait plus ni singularités, ni déterminations. Le cueilleur n’est pas la forêt. Il l’est en tant qu’il y est ouvert. Alors il se dépasse et s’ouvre à être autre. Mais il peut toujours s’y fermer et demeurer dans son individualité « habituelle », « normale ». Chacun est ainsi habité par la multiplicité des ouvertures effectives avec ce qui l’entoure. Mais une autre infinité de relations existe aussi sans qu’elle soit mise en œuvre. Là où le capitalisme œuvre pour scinder, déterminer, simplifier, il mutile les relations et cautérise au feu. Alors ces ouvertures effectives deviennent fantomatiques. Et si elles ne peuvent évidemment jamais être toutes abolies, elles sont néanmoins drastiquement réduites ou le sont du moins dans la perception qu’on en a.

Le concept de « communs latents » que propose Anna Tsing est un formidable outil pour considérer l’état de nos relations et comment les refaçonner. Ces communs sont « latents » parce qu’on ne les remarque presque pas, parce qu’ils sont à l’état de bourgeons, parce qu’« ils bouillonnent de possibilités non réalisées : ils sont insaisissables ». Tout ce qui nous entoure peut être perçu depuis cette considération. Ceci n’ouvre pas dans une direction complètement folle où ces communs latents rendus effectifs conduiraient à une union parfaite de toutes choses. La mise en œuvre des communs implique des choix, des coupures car « les communs latents ne sont pas bon pour tous ». Ce qu’il nous faut faire apparaître, c’est ce sur quoi les communs latents devraient désirer surgir en tant que cela constituerait d’emblée une communauté. Cette dernière ne serait pas la communauté de tous les vivants mais bien celle depuis laquelle les humains assument une attention à la complexité. Une communauté plus qu’humaine qui, ça et là, se déploie par la mise à distance de la mutilation qu’exige le capitalisme. Si la vie dans les ruines s’émancipe en tant que cette mise à distance assure le temps du déploiement des relations, c’est que nous pouvons y lire dès maintenant comment la vie n’en à rien à foutre des déterminations économiques. Que le vivant, tel qu’il est, crève de nos industries, la vie se poursuivra tout de même. Parce que nous avons toujours l’ambition de vivre humainement dans des relations sans exploitations, nous pouvons nous saisir de l’analyse d’une vie des ruines. Ce saisissement permettrait de construire nos vies ruinées par l’organisation du monde, en tant qu’elles habiteraient les interstices jusqu’à creuser les fondations.

« Les communs latents s’insinuent dans les interstices de la loi : ils se déclenchent par le biais de l’infraction, par infection, par faute d’attention, voire par braconnage. »

Les compositions qui devraient être les nôtres ne devraient pouvoir se lire qu’à l’aune du possible déploiement de ces communs latents. Qu’il s’agisse d’une composition dans la disposition à la communauté dans nos espaces de vies ou qu’il s’agisse de la construction de composition dans une dimension révolutionnaire. Frayerons-nous avec ce qui tisse dans les plis de nos ennemis ? La disposition à l’ouverture est une primauté qui doit rompre tout lien avec ce qui veut subsumer cette disposition dans ce qui la perd. Ni dogmatisme, ni naïveté.

La gestion de la catastrophe, si elle exige qu’on s’en remette à des discours et des décisions qui nous échappent, élabore un commun duquel nous sommes exclus. Les communs latents qu’il nous faudrait déployer ne pourraient l’être que sur le sol d’une confiance en ce qui se dérobe à l’accaparement. La vie dans les ruines qui nous est promise nous n’y répondrons pas en espérant ne pas la vivre. Il est déjà trop tard. Mais nous n’en demeurons pas moins vivant et donc radicalement incompressible dans une détermination. C’est depuis le surgissement de cette vie et son déploiement que nous devons vivre la ruine et chasser ce qui vise notre extermination. Dans les failles ou dans l’éclat du jour nous devons transformer le sort qui nous est fait.

Aubépines