Alors que les équipements culturels rouvrent un peu partout en France, le mouvement d’occupation des théâtres lancé il y a deux mois se retrouve confronté à un vaste questionnement.
Faut t-il continuer d’occuper ? Faut t-il plutôt opter pour d’autres formes de lutte ?
Si oui lesquelles ?
Mais au fond, avons-nous seulement été victorieux ?
Cette question légitime en cache pourtant une seconde non moins importante : qu’est-ce que la victoire ?
Réside-t-elle uniquement dans ce moment décisif : celui du retournement d’un rapport de forces, si cher à tout un pan de l’échiquier des luttes sociales ? Ne serait-il pas judicieux d’apprendre à reconnaitre les petites victoires. Celles qui éclosent au coeur de chaque lutte, protégées dans les angles morts du monde normal.
Une membre du mouvement des occupations nous a fait parvenir cette lettre sur son expérience de lutte vécue au théâtre des Deux Rives et sa vision d’une lutte parsemée par ces petites victoires.
Nous avons décidé de la publier ici.
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J’aimerais qu’on sache célébrer les premières victoires, celles qu’on oublie le plus vite. Je voudrais qu’on se souvienne de tout. Quand le mouvement sera mort et qu’on aura gagné ou perdu, qu’on ne rappelle pas seulement une victoire ou une défaite mais tout ce qui s’est enchaîné, de notre fait et au hasard, et qui constitue pour l’instant l’essentiel de notre butin de guerre.
C’est d’abord, de s’être rencontrés, de se rencontrer et de continuer à se rencontrer aussi longtemps que possible. Il y a deux mois, on ne se connaissait pas, on aurait pu vivre la vie qu’on nous avait aménagée, celle des regroupements de moins de six personnes, celle où on aurait vu nos potes en cachette ou on s’en serait privé. On aurait pu attendre, en écoutant toujours la même playlist, en regardant les vidéos suggérées par notre algorithme, en se faisant chier, attendre attendre attendre. On a choisi de ne pas faire ça, on a recommencé à parler aux autres, à les trouver agaçants, à vouloir s’engueuler, à adorer leur style ou à être intrigué. La première petite victoire, c’est celle-là : avoir tenu la porte ouverte à de l’altérité, à de l’inconnu. À la rencontre.
La rencontre, ce n’est pas « parlez-moi de vous, plutôt », ni la présence simultanée dans un même lieu, ni même le fait de fonctionner ensemble, chose qu’on peut tout à fait faire dans l’ignorance mutuelle – c’est d’ailleurs souvent ça, « travailler », pour beaucoup d’entre nous. Dans la rencontre, je vois autre chose : un tout petit supplément d’âme, un saut qualitatif dans la façon qu’on a de se combiner ensemble, pour réfléchir, se parler, se disputer, lutter. « C’est d’abord, comme l’écrivaient des amis il y a quelques années, de la confiance, puis ce qui fait qu’on ne se pense plus comme des individus séparés, morcelés. La rencontre peut aussi bien déboucher sur une amitié à-la-vie-à-la-mort que sur une sorte de complicité malgré-nous. »
D’elle découle une multitude de possibilités pour la lutte et autant de petites victoires. En fait, une possibilité pour la lutte, c’est une petite victoire. Parce que s’il est certain que le mouvement va mourir – c’est le propre des mouvements que d’être suivis par l’immobilité – tout ne va pas mourir avec lui. Il ne faut pas déplorer que le mouvement s’arrête à un moment. Il n’est qu’une donnée, une force extérieure à nous, qui peut nous traverser ou nous emporter. Il faut le considérer comme le vent qui s’est levé. Dans le meilleur des cas, il nous emporte loin mais il finit par s’arrêter et inévitablement, on cesse d’être porté-projeté les uns vers les autres ou vers l’action. Si on n’y est pas prêt, c’est l’enfer : l’ennui, le vide et la solitude nous sidèrent, la normalité et le confort nous consolent. Si, au contraire, on se prépare à cette fin, on sent déjà qu’il va falloir combler l’énergie disparue du mouvement par nos gestes : se tenir ensemble, ouvrir des espaces réels ou imaginaires pour se croiser et continuer de se rencontrer et de se combiner. Et dans ce cas, tout ce qui a été fait n’est plus à faire. En gros, quand le vent s’arrête, on fabrique des cerfs-volants plus grands et croyez-moi qu’il y a du kif.
Un de mes amis dit que la petite partie de nous qui a été dressée à reconnaître aux flics une marge d’action légitime est un « surplus de maintien de l’ordre ». Le petit policier en chacun de nous qui nous retient de foutre le bordel, un écho du contrôle total dans nos têtes, bref, la meilleure des polices. Il pense aussi que quelque chose d’opposé se développe pendant les mouvements : un « surplus de collectif », une explosion de confiance et de curiosité qui fait qu’on a envie de créer aussi des choses qui débordent les strictes limites de « se battre dans le même camp ». Par exemple, écrire un texte juste pour rassurer celles et ceux qui pourraient craindre l’après-mouvement. Ou organiser un marathon de 24h de radio.
En général, on est trop concentré sur l’échelle nationale ou le moyen terme, on n’a pas le temps pour les petites victoires. Pas le temps de les voir, d’en parler, surtout que, peut-être, on ne vit pas tous les mêmes. Pour moi, ce serait ça : une certaine densité de nos échanges, de l’audace, des promesses esquissées, de la force, de l’intelligence collective, du temps pour écouter, de la joie notamment celle de changer d’avis ou d’admettre que l’on a eu tort. Chaque encouragement, chaque coup de klaxon, chaque centime donné à la caisse de solidarité, chaque clin d’œil reçu à l’action péage gratuit du 16 mai. Bien sûr, les gendarmes ont relevé des identités et distribué des amendes mais ça n’y enlève rien, ce sont des petites victoires. Je me dis même qu’ils ont été cantonnés à faire leur travail pendant que nous, on sortait du cadre – ça me rend orgueilleuse, j’ai l’impression qu’on a plané loin au-dessus de leurs petites prérogatives. Victoires : quand plus personne ne se fait d’illusions sur la police ; quand l’envie nous traverse de ne pas retourner bosser, jamais ; quand on mesure la misère professionnelle à laquelle on est réduits et qu’on entrevoit des portes de sortie enthousiasmantes ; quand on reste à boire un, deux, trois, quatre cafés parce qu’on est bien.
Il y a bien eu des fois, plus rares, où on a eu du temps à consacrer aux petites victoires et on les a regardées passer. Un dernier exemple et je vous laisse : après l’action surprise au Carrefour de la Vatine, devant les chefs de rayon qui avaient essayé – physiquement – de nous empêcher, on a chanté puis on a fait durer le silence d’après la chanson. Vous vous souvenez ? C’était pas mal, non ? Dans ce silence, il y avait le but atteint, les adversaires vaincus, la surprise de ne pas avoir eu peur et des sourires – les nôtres, ceux des clients et celui du petit cochon en plastique posé sur le frigo.
Un peu plus tôt dans ma vie, j’étais venue ici pour faire du théâtre. Il fallait que je me concentre pour croire aux paroles que je devais mettre dans ma bouche et aux gestes que j’avais appris et répétés. Notre professeure voulait que nous soyons animés par une « urgence de dire ». Aujourd’hui, je ne crois pas être animée par une urgence de dire quoi que ce soit, ou alors c’est plutôt l’urgence de répondre à des gens précis, dans une situation précise, située au sein d’un cluster de petites victoires. Aujourd’hui, je me concentre pour que mes paroles soient des paroles auxquelles je crois, des paroles politiques sincères. Je ne sais pas si j’y arrive mais j’essaie. Si ça marche et qu’on s’entend, c’est gagné.
Donc, bref, ce que je voulais dire, c’est qu’on devrait apprendre à célébrer les petites victoires.