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Comprendre la crise qui vient - Ce qui nous attend si rien n’est fait pour l’empêcher

Combien la crise va-t-elle coûter et comment les gouvernements comptent-ils la gérer ? Dernier épisode de notre série d’articles sur la crise économique. Après un passage par la crise des subprimes et la crise de l’euro , ce dernier article précise les moyens dont dispose le gouvernement face à la crise. On y apprend que dans tous les cas « ça ne prendra pas la forme d’applaudissement des banquiers tous les soirs à 20h. Il faudra charbonner, subir, réduire, attendre. Ou alors, il faudra au contraire en profiter pour tout revoir et tout recommencer.»

Depuis quelques semaines, on nous parle de guerre, de lignes de front, d’ennemis et de réservistes. L’ennemi intérieur n’a jamais aussi bien porté son nom ; il est là, potentiellement à l’intérieur de chacun d’entre nous. Le ton martial est donc de rigueur et la rhétorique militaire envahit les discours politiques. Cette analogie, déjà bien douteuse concernant le secteur de la santé, l’est encore plus lorsqu’il s’agit d’économie. Lors d’une guerre, les capacités de production sont soit détruites par les adversaires, soit réorientées vers l’utilité du moment. Lors d’une guerre on ne ferme pas les cafés, les hôtels et les restaurants ; autrement dit, le système de production s’adapte, mais ne s’arrête pas.

Nous assistons actuellement à la conjonction d’un double choc. D’un côté de nombreuses entreprises ne peuvent plus produire (-90% dans l’hôtellerie restauration, 89% dans le bâtiment par exemple), c’est le choc de l’offre. De l’autre, la consommation des ménages est à l’arrêt sauf pour les biens de première nécessité, c’est le choc de la demande. C’est donc une situation inédite à laquelle nous faisons face, que le système capitaliste, avec ses chaines de valeur mondialisées et sa gestion à flux tendu, n’avait pas anticipé. Et quoi de plus révélateur pour parler de l’absurdité du système capitaliste que la gestion actuelle de la production de pétrole. La demande n’a fait que chuter depuis le début de la crise, les ménages sortant peu, les entreprises produisant moins. L’offre cependant, ne peut pas vraiment ralentir, la production de pétrole étant une machinerie tellement complexe qu’il ne suffit pas d’appuyer à sa guise sur un bouton pour produire, arrêter de produire, produire de nouveau, etc. Cela reviendrait plus cher d’arrêter de produire du pétrole plutôt que de le brader, et c’est bien ce qui se passe. Le prix du baril atteint des records, et on a même vu récemment des barils s’échanger à des prix négatifs, c’est-à-dire que les producteurs ont payé des acheteurs pour se débarrasser de leurs barils en trop.

Une petite vidéo vous récapitule tout ça : https://youtu.be/WYcIS9iWnRc

On entend parler d’une baisse du PIB qui pourrait être comprise entre 8 et 15%. Pour rappel, à la suite de la crise des subprimes (voir article 1), la baisse du PIB avait été de 2,9% en France en 2009, ce qui était jusque-là sa pire performance depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Il est à l’heure actuelle bien trop tôt pour connaitre les conséquences de cette baisse, tant de nombreux facteurs peuvent encore modifier les évènements. On pourrait en effet avoir affaire à une « courbe en V », c’est-à-dire une forte chute qui est suivi d’un rebond important, effaçant ainsi les conséquences les plus graves d’une crise. Mais on pourrait également se fader une courbe en L : chute profonde et stagnation tout en bas. La projection est difficile, mais nous pouvons déjà faire le point sur les éléments à notre disposition.

Tout d’abord, il est important de rappeler que l’économie entre dans cette nouvelle crise alors qu’elle était encore convalescente des précédentes, avec un secteur financier sous perfusion, des états durablement endettés et des taux de croissance atones. Nous l’avons vu, suite à la crise de 2008, les états se sont en effet massivement endettés et les outils mobilisés ont participé à la déstabilisation du secteur financier avec le maintien de bulles spéculatives pour les secteurs financier et immobilier.

Donc, pour parer au plus pressé et éviter un effondrement total de l’économie, les milliards pleuvent, quantités de dispositifs sont annoncés et l’appel à l’Union Nationale est de rigueur. Nous l’avons vu, plusieurs acteurs disposent de moyens pour faire face à une crise économique majeure. Les états, les Banques Centrales et l’Union Européenne.

A quelques semaines de la fin annoncée du confinement, les principales mesures prises par le gouvernement français se montent à environ 110 milliards d’euros et cela devrait encore évoluer au gré des événements. Les différentes mesures sont les suivantes :

  • 20 milliards d’euros pour le chômage partiel. Actuellement près de 10 millions de personnes bénéficient du dispositif qui permet de conserver environ 84% de son salaire net

  • 20 milliards d’euros pour les entreprises, soit par le biais de prêts ou de prise de capital. Une prise de capital signifie que l’état devient propriétaire d’une partie de l’entreprise en échange de l’argent. En théorie il peut donc se servir de cela pour influencer la stratégie des entreprises. Ce sont les entreprises jugées stratégiques par l’Etat, comme Renault ou Air France qui devraient bénéficier en priorité de ces dispositifs

  • 33 milliards d’euros de reports de charges sociales et fiscales. Il s’agit d’argent que les entreprises devront toujours mais l’état décale le paiement. Il n’est pas exclu qu’en cas de grandes difficultés des entreprises l’état les annule tout simplement

  • 7 milliards d’euros de dépenses pour la santé

  • 6 milliards d’euros pour le fonds de solidarité. Ce fonds sert à aider les petites entreprises en leur donnant directement de l’argent en cas de pertes de chiffres d’affaires importantes

Il s’agit donc de mesures multiples, avec soit des dépenses directes (chômage partiel, fonds de solidarité, dépenses de santé), soit des reports de charges ou des prêts aux entreprises. Mais, à court terme cela a la même finalité, le recours à un endettement non anticipé pour faire face à ces dépenses. Autrement dit, les dépenses de l’État s’accroissent, pendant que les revenus (TVA, charge, etc.) diminuent, ce qui va creuser le déficit (c’est-à-dire la différence entre les revenus et les dépenses). Celui-ci est estimé, pour le moment, à 9% en 2020. Pour rappel, le déficit de la Grèce en 2010 suite à la crise était de 13 %.

L’objectif de ces dépenses est d’agir sur les ménages en maintenant une partie de leurs revenus et d’agir sur les entreprises en leur évitant la faillite à court terme. Les prévisions pour le moment estiment que la dette de l’état devrait passer de 98% à 115% du PIB en 2020. A titre de comparaison, la dette publique Allemande était de 62% du PIB en 2018, celle du Japon de 238%. La dette japonaise étant majoritairement détenue par les ménages et les institutions japonaise, elle est à l’abri d’une défiance des marchés financiers et sa diminution n’est pas la priorité de son gouvernement.

En plus des actions respectives des états, la Banque Centrale Européenne est intervenue rapidement pour calmer les marchés, les taux d’intérêt demandés aux états commençant à augmenter fortement. La Banque Centrale, n’ayant pu agir sur son taux directeur, celui-ci étant déjà proche de 0 depuis la crise de 2008, a dû renforcer sa politique d’achats de titres, ce que nous avions vu sous le nom d’assouplissement quantitatif, ou Quantitative Easing, pour un montant de 750 milliards d’euros.

PETIT RAPPEL DU QUANTITATIVE EASING

Ne pouvant prêter directement aux états, il s’agit pour la Banque Centrale d’acheter des actifs financiers (obligations d’entreprises et obligations d’état principalement) afin de permettre la création de liquidités qui devraient ensuite financer l’économie par le biais des marchés financiers. En substance, les banques prêtent donc aux états, emprunts qui sont ensuite rachetés par la Banque Centrale Européenne. Cette politique, même si elle a pour le moment maintenu à flot les marchés financiers et permis aux états de continuer à s’endetter à bas prix, a aussi montré ses limites et effets pervers. En effet, en plus de sa tendance à participer à la création de bulles spéculatives, sources de crises à venir, elle a aussi pour effet d’augmenter la richesse des plus riches, bénéficiaires du gonflement des actifs financiers.

Parmi les mesures prises par d’autres zones économiques, il semble pertinent de mentionner deux exemples. La Banque d’Angleterre a récemment décidé de prêter directement à l’état, afin d’éviter les tensions possibles sur les marchés financiers qui feraient monter les taux d’intérêt. Cette politique est actuellement interdite au sein de la zone euro pour des raisons principalement idéologiques (voir le passage sur l’ordolibéralisme dans l’article 2).

Aux États-Unis, il a été décidé d’utiliser la méthode dite de « l’hélicoptère monétaire », consistant à l’envoie d’un chèque de 1200$ à chaque adulte gagnant moins de 75 000$ par an. Cette politique monétaire a été parfois dénommée assouplissement quantitatif pour le peuple. L’effet attendu est simple à comprendre : en renflouant les poches des consommateurs, on prend le pari que ceux-ci vont consommer et donc, relancer l’économie. On agit sur la demande.

Pour l’Union Européenne, la méthode est différente et, on l’a vu en suivant l’actualité, la prise de décision a été complexe. Dès le début ont été évoqué les « coronabonds ». Il s’agirait pour les pays de la zone euro de mutualiser leurs dettes sur les marchés financiers. Cela permettrait aux états les plus fragiles de bénéficier des conditions d’emprunts des états jugés les plus solides comme l’Allemagne, et ainsi d’éviter de nouveaux sacrifices comme la Grèce en 2010. Pour le moment les pays du « Nord », donc les plus riches, s’y opposent. Les seuls dispositifs pour le moment envisagés sont donc ceux existants comme le Mécanisme Européen de Stabilité, déjà évoqué lors de l’article précédent.

Comme nous pouvons le voir, parmi les principales dispositions prises par les états pour faire face à cette crise, le recours à l’endettement figure en position de choix. En 2008, une crise de l’endettement privé était devenue une crise de l’endettement publique, il s’agit maintenant pour les états de maintenir un système économique à l’arrêt en ayant recours à l’emprunt. Il a déjà été annoncé à plusieurs reprises que ces emprunts devront être remboursés coûte que coûte, laissant penser que, une fois le plus gros de la crise passée, l’austérité s’installera à nouveau dans nos quotidiens. En effet, pour rembourser ses dettes, l’Etat devra s’imposer une « politique de rigueur », un régime : réduction des aides sociales, réduction du nombre de fonctionnaires, hausse des impôts, etc…

Une autre façon de rembourser la dette des états est de miser sur la croissance. En effet, la croissance, en augmentant le niveau de richesse générale, augmente les impôts versés par les particuliers et les entreprises, diminuant mécaniquement la dette. Si la croissance était au rendez-vous, cela éviterait une situation très délicate pour les états à court terme mais signifierait l’approfondissement de la catastrophe environnementale en cours. En effet, la croissance, qu’elle soit verte ou non, est incompatible avec le maintien de nos conditions de vie en détruisant les écosystèmes et en accélérant le dérèglement climatique.

On peut également miser sur une explosion du chômage dans les mois et les années qui viennent, les entreprises ayant le plus grand mal à faire face aux remboursements des emprunts contractés pour survivre à la crise. Les entreprises vont devoir s’endetter très fortement pour faire face à cette crise. Ne pouvant s’endetter indéfiniment, elles auront des difficultés pour contracter des emprunts par la suite qui leur aurait été nécessaire pour investir dans leur outil de travail. L’investissement est considéré, dans le mode de production capitaliste, comme un déterminant clé du niveau d’emploi. Les entreprises voyant leur capacité d’investissement diminuée, l’on devrait voir une hausse mécanique du chômage. Cela sera sans aucun doute perçu comme l’occasion de demander encore plus de sacrifice aux salariés comme le font déjà sans honte les représentants patronaux et certains politiques. Geoffroy Roux de Bezieux par exemple, le patron du MEDEF, a en effet commencé sa propagande en déclarant récemment qu’il fallait « poser la question du temps de travail, des jours fériés et des congés payés pour accompagner la reprise économique et faciliter, en travaillant un peu plus, et en limitant les jours fériés, la création de croissance supplémentaire ».

Qu’adviendra-t-il de l’Europe, déjà mise à mal lors de sa crise en 2010 ? Résistera-t-elle aux tensions qui ne manqueront pas d’apparaitre entre les différents pays ? Impossible de répondre pour le moment mais le refus de certains pays de créer les coronabonds laisse augurer des périodes de tensions importantes.

Il est impossible à l’heure actuelle de savoir quelles seront les suites de cette crise sans précédent mais ce qui est certain c’est qu’il serait naïf de croire à un infléchissement des politiques libérales menées par ses plus fidèles chiens de garde. Le capitalisme peut bien s’adapter quelques temps pour tenter d’assurer sa survie le temps que le plus gros de la tempête ne passe. Il l’a déjà prouvé par le passé, comme après la crise de 1929 avec ses politiques interventionnistes ou après 1945 et ses politiques « sociales » lorsque la peur du régime soviétique planait sur le monde capitaliste. Cependant, dès qu’il sera assuré qu’aucune révolte sociale d’importance ne sera en capacité de l’emporter, ne doutons pas de sa férocité et de sa volonté d’un retour à une normalité bien plus hardcore qu’avant la crise. Autrement dit, il serait tentant pour celui qui suit l’actualité de loin de tomber dans le sophisme suivant : si l’État français a mis sa population en confinement pendant deux mois, c’est qu’il a fait passer la santé du peuple avant l’économie. Cela pourrait s’apparenter à une idée séduisante mais c’est évidemment plus complexe. Il ne faudrait surtout pas en conclure que Macron et ses petits potes ont relégué les questions économiques au second rang de leur priorité.

On a contenu la crise sanitaire, elle a laissé place à une crise économique. Il leur faut maintenant la gérer. Et bientôt, on nous demandera de payer pour redresser le pays. Et soyons certain que ça ne prendra pas la forme d’applaudissement des banquiers tous les soirs à 20h. Il faudra charbonner, subir, réduire, attendre. Ou alors, il faudra au contraire en profiter pour tout revoir et tout recommencer.