Depuis le début de l’année, les médias français se passionnent pour les dérives totalitaires d’un Salvini en roue-libre ou d’une Carrie Lam qui réprime les hongkongais pro-démocratie, sans trop se rendre compte que, chez nous aussi, le pouvoir politico-judiciaire pète un câble. On garde Antonin Bernanos en prison, on assigne en justice une quantité astronomique de gilets jaunes, Vincenzo Vecchi se fait arrêter, on expulse de France un militant allemand juste au cas où il voudrait se rendre à Biarritz fin août, on déploie plus de 13 000 agents de police pour sauver le G7. Et les flics ayant tué Steve sont blanchis par l’IGPN… Ça pue un peu tout ça.
Retour sensible en milieu carcéral
Ce sombre constat nous a donné envie de parler de la prison ; au cours des dernières années, plusieurs d’entre nous se sont greffés à des associations qui interviennent en maison d’arrêt, à Rouen et à Evreux, ou aux centres de détention de Val-de-Reuil et du Havre. Pour préserver l’anonymat de ses associations et leur permettre de continuer leurs interventions, on n’en dira pas plus à leur sujet. Beaucoup de choses ont été écrites sur les prisons, par des sociologues et des ONG ; ici, on s’arrêtera plutôt sur un retour sensible, sur des rencontres et des anecdotes. Rien que dans ce qu’était autrefois la Haute-Normandie on peut s’adonner à un petit comparatif. Rien de semblable en effet entre les vieilles maisons d’arrêt d’Evreux et de Rouen qui se fondent dans la ville et le centre de détention du Havre flambant neuf, pondu par Bouygues en PPP (partenariat public privé) en pleine campagne à 20 minutes de la ville. Dans Surveiller et Punir, Michel Foucault s’interroge sur le choix de la figure architecturale du panoptique au 19ème siècle en expliquant qu’elle « est un agencement optique qui doit permettre d’imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine ». Autrement dit, l’architecture circulaire du panoptisme permet un contrôle facilité en imposant aux résidents enfermés un certain comportement sans recourir à la punition. Pouvant être observés en permanence, les détenus ont tendance à suivre le protocole et les règles automatiquement. L’architecture s’impose sur les corps.
Les murs suintent, les barreaux collent, les peintures s’écaillent
La maison d’arrêt d’Evreux représente le mieux ce principe. Après avoir passé les nombreuses portes et contrôles, vous vous retrouvez en plein centre de cet œil gigantesque, au coeur de l’étoile qui s’éparpille en 5 branches. Vous levez naturellement la tête et voyez les quelques étages, les vitres opaques du toit ; vous tournez sur vous-même et déjà vous avez oublié par quelle porte vous êtes rentré. Au centre, le poste de contrôle est installé ; un type décide quelle porte s’ouvre en appuyant sur un bouton. Plus besoin de lever la tête, son travail est facilité par les nombreuses caméras de surveillances pour prendre ses décisions d’ouverture de porte. Outre l’aspect voyeuriste et clairement efficace en terme d’idée foulcadienne, le plus impressionnant reste l’absence quasi totale d’intimité, réduite aux cellules, dont on apprendra par ailleurs qu’elles sont systématiquement habitées par au moins trois détenus. Evreux est en effet l’une des prisons les plus surpeuplées de France. Des détenus nous regardent arriver, comprenant probablement à nos regards éberlués et curieux que nous ne sommes pas des nouveaux résidents. Tout résonne, tout est multiplié à l’infini, et il semble qu’on peut encore entendre l’écho des complaintes de tous les détenus passés par là. Et puis, tout est vieux, les murs suintent, les barreaux collent, les peintures vertes s’écaillent. L’odeur du tabac froid se mélange à celle de la moisissure des plafonds. Ça sent la pneumonie et la dépression.
A Rouen aussi, tout est aussi lugubre et archaïque, mais l’architecture y est un peu plus complexe. Il faut prendre des escaliers, des virages, des recoins, il y a de quoi se perdre, de quoi échapper au contrôle permanent d’une administration totalisante. La pièce dans laquelle on fait notre atelier est fermée par une porte qui ressemble à celles des cachots des vieux châteaux. Des fenêtres minuscules, un toilette en piteux état, des murs jaunis par le temps, une armoire qui ne ferme plus, et un maton qui ne pose pas de question. Les gars arrivent toujours après nous, quoi qu’il advienne. Le maton, armé de son talkie-walkie, donne l’ordre à ses collègues des autres ailes d’amener les détenus inscrits sur la liste. Ça prend de longues minutes, parfois une demie-heure. Les gars arrivent souvent au compte goute. Serrage de main, bavardage, roulage de clope, lecture d’un journal qui traine, attente. Les premières séances sont souvent les mêmes. On attend beaucoup, on se regarde, on se méfie, on pose des questions sur le pourquoi du comment de l’envie de venir en prison et de parler avec des détenus. On répond. On prend le temps, on explique qui on est, on laisse échapper des indices sur nos idées, on se demande de quoi on les accuse, on se fait comprendre. A la deuxième séance déjà, tout est beaucoup plus fluide, et les discussions reprennent là où nous les avions laissées.
On n’attend plus que la fin de la peine
Au Havre, dans la prison flambante neuve, pas besoin d’aller ouvrir les portes des cellules manuellement. Tout se gère à distance, informatiquement. Le contact est maintenu à son minimum. On se dit naturellement que tant mieux, que moins on voit les matons, mieux on se porte. Mais les détenus préfèrent la vieille école, le contact visuel, la négociation face à face ; apparemment, la chaleur humaine, même celle de son ennemi, vaut bien mieux que la froideur de la robotisation. A Val-de-Reuil, c’est un autre concept : les détenus possèdent la clef de leur cellule. Ils vont et viennent dans des allées spéciales, d’une cellule à une autre, de la salle de sport à notre salle d’atelier.
VDR donne l’illusion d’un Eldorado de la prison pour les enfermés de maison d’arrêt. Mais ça implique de tomber pour plusieurs années. La prison est séparée en deux : les longues peines (jusqu’à 8 ans) et les très longues peines (au delà). Théoriquement, une maison d’arrêt n’est qu’un passage en attendant le procès. Mais globalement, par facilité administrative, toutes les peines en dessous de 3 ans sont effectuées en maison d’arrêt. La vie y est clairement différente de celle du centre de détention. En maison d’arrêt, tout est bordélique, on entend la musique des cellules, les détenus sont les uns sur les autres. Promiscuité, attente de procès, un pied à l’extérieur, un pied dans le délire quotidien d’une machine un peu rouillée. En centre de détention, tout est ralenti. Les détenus prennent plus régulièrement des médicaments (sans doute pour que le temps semble moins angoissant), tout est bien planifié, tout le monde est à l’heure, l’extérieur est pour certain un vague souvenir, on se méfie moins des intervenants, on n’attend plus que la fin de la peine.
On se souvient d’un gars, qui était accusé d’avoir tué un flic
Au cours de nos pérégrinations, nous avons rencontré un docteur albanais qui, en voyage en France a décidé de rendre visite aux nombreux albanais qui tentaient de passer en Angleterre via Dieppe. Il leur avait ramené de la bouffe et des vêtements, avait passé du temps avec eux. Il a été arrêté et condamné en tant que passeur. Mauvais endroit, mauvais moment. Depuis il a appris le français, en prison. On a aussi échangé avec un des plus gros dealeur du coin qui nous disait se faire chier sur la fin, n’ayant plus grand-chose à faire à part dépenser son argent. On a rencontré un vieux braqueur dont on a trouvé les exploits sur internet plus tard. On a même eu le droit à un cour de piratage informatique par un hacker de 20 ans. De ses échanges, on a apprit par exemple qu’en prenant les médicaments proposés par le psy en début d’incarcération, on avait plus de chances d’être remis en liberté plus rapidement. Que si t’étais en prison pour violence sur police, tu prenais cher, très cher. On se souvient d’un gars, qui était accusé d’avoir tué un flic. Pendant la première année d’incarcération, il se faisait réveiller très régulièrement par les matons avinés, se faisait frapper aléatoirement, humilié, déshumanisé, trainé nu dans les escaliers. On nous a parlé des suicides en prison aussi, en mettant le feu à son matelas ou en se pendant. Des parloirs annulés au dernier moment, des changements de prison sans prévenir, des mauvais avocats, du partage des chambres avec des malades mentaux, des refus de douche le jour d’une audience.
La galère, les foyers, le manque d’argent, l’acharnement judiciaire
Dans le numéro 25 de HARZ-LABOUR, on nous rappelle que « la quasi totalité des détenus sont issus des classes populaires ». Même si on a rencontré des comédiens et des médecins, c’est vrai que les histoires se ressemblent. La galère, les foyers, le manque d’argent, l’acharnement judiciaire. La prison coute cher au détenu, malgré l’idée reçue qu’ils seraient nourris, blanchis, logés. Ceux qui ne dépensent pas d’argent n’ont que le minimum syndical, mangent mal, ne peuvent pas fumer, etc. La famille doit subvenir aux besoins du détenus, détenus qui parfois ont fait ce qu’ils ont fait par manque d’argent familial.
On comprend le truc : on punit des pauvres qui voulaient s’en sortir en les mettant encore plus dans la merde. Et quand tu sors, t’as encore moins d’argent qu’avant, encore moins d’expérience professionnelle, et en plus, t’as une ligne PRISON sur ton CV ; pas facile pour démarcher les patrons. Le taux de récidive laisse planer un gros gros doute quant à l’efficacité de l’enfermement. Ce constat renvoie, lui aussi, à Foucault qui nous parle des « juges de normalité » (professeur, médecin, éducateur, travailleur social, juge…), dont l’objectif est d’agir pour un contrôle social en normalisant les comportements. La prison serait avant tout, un des derniers moyens de normaliser, quand tous les autres ont échoué. Cette idée résonne forcement avec les nombreuses récentes incarcérations des Gilets Jaunes, ou bien entendu celles d’Antonin et Vincenzo. Le but des institutions, en punissant de la sorte, n’est pas forcément d’isoler l’individu dangereux pour le reste de la société. Ou alors, s’il est dangereux pour le reste de la société, c’est en sa capacité de la convaincre que son attitude, « déviante » selon l’État, est bien la seule qu’il convient d’adopter. Le juge, en enfermant un Gilet Jaune, tente de normaliser des comportements allant à l’encontre de l’ordre établi. La prison comme épée de Damocles certes, mais aussi comme institut officiel du formatage.
Au bout de trois heures, les ateliers sont terminés. Le maton vient chercher tout le monde pour les ramener en cellule. Serrages de mains, rangement de la salle, une gorgée d’eau. Vous, vous sortez, tranquillement, vous repassez toutes les portes, vous récupérez portables et clefs, vous appréciez déjà le retour du doux parfum de l’air pollué dans vos narines. Vous repartez en vous disant qu’ils étaient vachement sympas. Vous vous bercez de l’illusion que vous vous feriez des amis facilement, vous trouvez que tout le monde est super touchant. Puis vous vous demandez comment ils acceptent tout ça, de rentrer en cellule sans broncher, de ne pas s’insurger plus souvent. Le poids de l’institution, des caméras, du Juge, du SPIP, de l’avocat, des familles qui attendent ; sans doute tout ça est pressurisant, tout ça rend docile et marquent les chairs de frustrations et de rages refoulées.
La machine judiciaire pour finir le travail d’une police meurtrière
Aujourd’hui Antonin et Vincenzo en prison, tous les gilets jaunes placés en garde à vue et en mandat de dépôt, les perquisitions, les bracelets électroniques, les procès joués d’avance, les frais d’avocat ; la machine judiciaire pour finir le travail d’une police meurtrière. Demain qui sait ? Le mec qui refuse de bosser, celui qui ne paye plus son loyer, le prof qui sort du programme, la meuf qui demande plus d’égalité. Nous sommes vraisemblablement tous des Antonins en devenir.
Une pensée pleine de courage à tous ceux que nous avons croisé, en espérant qu’ils se reconnaitront.