Au tableau de la déconfiture de la politique représentative, l’abstention figure au premier plan. Désormais il faut y peindre la classe politique elle-même, qui n’aura eu de cesse durant cette campagne de fuir le débat.
Il faut tout de même souligner l’incongruité : nous étions si habitués aux déclamations, aux invectives, aux bobards et aux guignoleries, que le soin pris par les candidats à s’éviter les uns les autres rend le silence presque palpable. Cette campagne est donc marquée par un fait nouveau. Chez les candidats, le cynisme tactique aura pris le dessus sur la fétichisation du débat.
Cela étant dit, la campagne finit par prendre quelque élan à la faveur d’un léger suspense entre Macron et Le Pen, et du mince espoir d’une remontée de Mélenchon. À l’incongruité succède le retour des arguments mille fois entendus sur le vote utile, l’antifascisme électoral, et surtout sur l’abstention. Au premier tour elle dépassera sans doute les suffrages exprimés pour n’importe quel candidat.
La névrose, c’est quand la peine se reproduit à l’identique. Nous connaissons les causes du malheur et les ressassons, parcourant les mêmes chemins de pensée. L’élection présidentielle est surtout un rituel de répétition de la dépression que constitue le spectacle du pouvoir, et nous ferions bien les fiers si nous disions que cela ne nous touchait absolument en rien – petite pensée par exemple pour cette bravade qu’avait commise lundi matin à l’issue des mois glorieux de 2016, en pariant que Macron ne tiendrait pas deux ans. Le pouvoir tient et le désastre perdure, malheureusement. Ce qui ne nous ôte pas tout à fait la joie méchante qui nous gagne lorsqu’on se souvient momentanément du PS et qu’on le voit sombrer toujours plus profondément.
C’est la gauche qui perd le plus dans l’abstentionnisme, puisque les catégories sociologiques où le taux de participation est le plus élevé sont aussi celles qui votent le plus à droite. La gauche y perd, mais les abstentionnistes aussi, nous disent les sociologues. Il se trouve en effet que les programmes de gauche sont ceux qui correspondent le plus à « l’intérêt objectif » des abstentionnistes – qui sont, nous dit-on, « les jeunes » et les « populations des quartiers populaires ». Dommage que les abstentionnistes ne parviennent pas à y voir clair.
Peut-être, toutefois, est-ce l’inverse. Peut-être que l’affaire ne se résume pas à « l’intérêt » de ces « catégories socio-profesionnelles ». Une autre signification fraie son chemin en écoutant, qui l’eut cru, Philippe Poutou. Car Poutou est le seul candidat qui ne joue pas le jeu de langage de la présidentielle. Mélenchon fait un peu peur, bien sûr, mais il respecte fondamentalement ce jeu. Il dit « la patrie », « la république », etc. Même dans sa verve, même lorsqu’il est sincère, Mélenchon est absorbé, comme les autres, par le fantasme de l’unité sociale. Lorsqu’il s’est écrié pour son malheur « la république, c’est moi », ce n’était pas un vilain défaut que laissait voir Mélenchon, mais au contraire son universalisme viscéral.
Alors que Poutou, même si l’on sent parfois dans son discours la tristesse militante typique des trotskystes, et même s’il tient encore au sérieux d’avoir un projet de société alternatif, Poutou met le doigt sur l’absurdité de ce qui se joue là. Il dit aux journalistes : « même vous, vous le savez bien, que les élections ne changent rien ». Eux répondent « je ne l’ai pas dit, c’est vous qui le dites ». Mais c’est vrai qu’ils le savent sous leur sourcil froncé. Il dit aux journalistes : « vous me demandez si c’est possible d’arrêter les centrales nucléaires dans dix ans, mais est-ce que c’est possible de continuer à accumuler les déchets encore dix ans ? » Eux passent à la question suivante.
Comme Poutou fait 1%, les journalistes ont raison, ce qu’il dit n’est pas raisonnable. Personne, élu, n’enrayera la machine. C’est autrement qu’elle s’enraye, et surtout à un autre moment. Mais Poutou a raison, parce que les questions des journalistes ne sont pas non plus raisonnables. La parole n’a pas de sens, lors de l’élection présidentielle. Plus que l’anticapitalisme, plus que le programme du NPA, c’est cette absurdité que fait entendre Poutou. C’est pourquoi les journalistes le traitent en idiot utile, et c’est pourquoi nous avons pour lui un peu de tendresse. Poutou est le candidat qui parle aux abstentionnistes, je crois, c’est pourquoi son score restera si bas.