Fin mai 1967, la police tuait en Guadeloupe. Aujourd’hui encore, nul ne connaît avec précision le nombre de victimes de la répression des émeutes de Pointe-à-Pitre. Officiellement de 8 morts mais certainement bien plus élevé, le bilan du massacre pourrait s’élever à une centaine de personnes. Artéfact d’une politique coloniale que l’état Français n’a jamais vraiment reniée, la répression de mai 67 demeure encore un sujet largement méconnu en métropole tant elle a été passée sous silence par l’état Gaulliste.
En mai 1967, la colère gronde à Pointe-à-Pitre. Depuis plusieurs mois, un mouvement de protestation s’est répandu dans toute la Guadeloupe. Appelées en renfort de la police locale, des unités venues de métropole occupent le terrain, rendant la situation d’autant plus pesante.
Ce n’est pourtant pas la première fois que l’ile se retrouve en proie à d’important mouvements sociaux et quadrillée par les troupes de la puissance coloniale ; ce ne sera pas non plus la dernière. En 2021 ou 2009 comme en 1967, les temps ont changé mais pourtant, un grand nombre de revendications restent les mêmes. Cout de la vie élevé, faibles salaires et racisme habituel d’une élite majoritairement blanche et issue de métropole sont particulièrement mal vécu par la population. Les années 1960 sont aussi celles de la décolonisation. Portés par l’exemple africain, des groupes indépendantistes ou autonomistes comme le GONG – Groupe d’Organisation Nationale de la Guadeloupe – rencontrent une certaine popularité.
En cette année 1967, le ressentiment envers France est donc élevé sur l’ile et il suffirait d’un rien pour mettre le feu aux poudres. Cette étincelle, ce sera l’agression d’un vieillard par un riche propriétaire blanc.
Le 20 mars, Vladimir Snarsky, propriétaire d’un grand magasin de chaussures de Pointe-à-Pitre lâche son chien sur Raphaël Balzinc qui avait installé son étal de cordonnerie en face de son établissement. « Va dire bonjour au nègre » aurait-il dit à l’animal. Suite à cette attaque, Raphaël Balzinc veut aller porter plainte mais la foule elle, en a assez de la justice coloniale et de son ordre raciste. Rapidement, un attroupement se forme, le magasin est pillé et la Mercédès de Snarsky est jetées à la mer. Pris à partie, ce dernier parvient à s’enfuir exfiltré par la police mais, il ourdit déjà sa vengeance.
Car Vladimir Snarsky n’est pas qu’un simple propriétaire blanc et raciste, il est aussi responsable local de l’UNR – le mouvement gaulliste – et il a des relations. Parmi elles, se trouve Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » du régime gaulliste et fondateur du tristement célèbre SAC – le Service d’Action Civique –, milice du régime gaulliste liée au grand banditisme et responsable de plusieurs assassinats.
Du point de vue des guadeloupéens, cette attaque est celle de trop. Celle qui réveille le vent de la résistance contre la métropole. Dans la foulée des émeutes qui suivent l’agression de Raphaël Balzinc, les salariés du bâtiment se mettent en grève durant douze jours. Au cours des mois suivants, le mouvement prend de l’ampleur et se propage à d’autres corps de métier. Les revendications sont multiples mais se cristallisent notamment autour d’une augmentation de 2,5% des salaires.
« Quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail ! »
Le 26 mai, une délégation syndicale est reçue par le patronat à la chambre de commerce et d’industrie de Pointe-à-Pitre. Pourtant, un peu avant 13 h, les négociations tournent court. Se sentant intouchable du haut de sa psyché de colon, Georges Brizzard, le chef de la délégation patronale aurait déclaré : « quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail ! ».
Les syndicats quittent alors la salle et la nouvelle se propage en ville. Avec elle, la colère jusque-là encore contenue éclate. La police doit évacuer la délégation patronale de la chambre de commerce. Présente aux abords du rassemblement, une compagnie de CRS est alors prise à partie. À coup de conques de lambi – grands coquillages des Antilles –, de pierres et de bouteilles, la foule fait bloc face aux forces de l’ordre.
Pourtant ce jour-là, les policiers ne répondent seulement aux jets de projectiles, par des lacrymogènes mais aussi par des balles, beaucoup de balles. Après quelques affrontements, le crépitement des mitraillettes mac-49 emplit l’air. Touché au ventre, la première personne à tomber est Jacque Nestor. Personnage connu apprécié auprès des jeunes des faubourgs et membre du mouvement indépendantiste guadeloupéen, il est maintenant à peu près établi qu’il a spécifiquement été pris pour cible. La foule paniquée se disperse rapidement mais sur le sol, plusieurs corps gisent déjà.
« Si je n’avais pas fait le mort, on m’aurait achevé »
À partir de là tout s’enchaine très vite ; le massacre commence. Partout en ville, des groupes d’émeutiers se dispersent. Des commerces sont pillés et plusieurs bâtiments symbolisant la mainmise de la France – dont les locaux d’Air France le journal France-Antilles – sont attaqués. Rappelés en catastrophe de l’aéroport d’où ils s’apprêtaient à rentrer en métropole, une centaine de gendarmes mobiles – les « Képi rouges » – reviennent à Pointe-à-Pitre prêter main forte aux CRS et à la police locale.
Durant la journée du 26 puis au cours de la nuit, la police se déploie dans la ville et dans les quartiers populaires. Elle fouille les maisons, tire à vue et arrête des dizaines de personnes, souvent au hasard.
Parti à Pointe-à-Pitre chercher un cadeau pour la fête des mères, Solange Yvon Coudrieu se souvenait en 2020 dans documentaire réalisé par un parti politique local, de la balle qui lui a ce jour-là fauché la jambe droite. Débarqué de Basse-Terre sans rien savoir des évènements de la journée, il se retrouve au milieu d’une ville en état de siège. Tentant tant bien que mal d’éviter les points chauds, il finit par passer non loin des locaux du journal France-Antilles en proie aux flammes.
« J’ai vu arriver une jeep de gendarmerie suivie de trois voitures et il y avait un char de militaires sur la côte qui attendait. Je me suis dit : “ils rentrent à la caserne, tant mieux pour eux”.
J’ai entendu une première détonation. Je croyais que c’était une vitre [du journal] qui avait explosé. J’ai entendu une deuxième détonation, je me suis senti soulevé et je suis tombé. Ce choc violent m’a projeté en l’air, j’ai vu tout de suite que ma jambe était déchiquetée. On m’a tiré cette balle de dos. J’étais seul, il n’y avait personne pour m’aider. Je l’ai tenue, j’ai vu la chaire qui se repliait et surtout j’ai fait le mort.
Si je n’avais pas fait le mort, on m’aurait achevé. Parce que tu ne dois pas laisser de témoins dans de telles situations. »
Bien que vétéran de la guerre d’Algérie dont il regrette sa participation « un colonisé ne fait pas la guerre à un autre colonisé » déclarait-il à ce sujet, c’est bien la France qui, une fois rentré en Guadeloupe, tentera de le tuer.
La sous-préfecture transformée en centre de torture
Raflés dans les rues, souvent au hasard, un certain nombre de guadeloupéens sont conduits dans la cour de la sous-préfecture. Sous les fenêtres de l’autorité républicaine, les gendarmes laissent libre cours à leur sauvagerie. Les malheureux sont battus sans retenue, parfois à morts.
Grièvement blessé et caché sous un tas de corps inertes – inconscients ou morts – le libraire Hubert Jasor racontera avoir entendu ses bourreaux – des képis rouges – déclarer « les morts on les fout à la Darse ou à la Gabarre » [La Darse et la Gabarre sont respectivement un port et un pont de Pointe-à-Pitre].
Jasor est ensuite conduit à la caserne de gendarmerie où il sera de nouveau tabassé avant d’être finalement relâché. C’est son fils de 13 ans qui le découvrira au petit matin de 27, étendu dans la rue, le visage tuméfié, mâchoire, côtes et dents cassées.
Dans cette même gendarmerie, Pierre Sainton – docteur de son état – fait lui-aussi des personnes raflées. Dans ses mémoires écrites en 2008, il raconte cette anecdote glaçante :
« J’ai entendu des détonations qui venaient de la ville. J’en ai entendu d’autres plus près, comme si elles sortaient des sous-sols, comme s’ils avaient exécuté des gens dans les sous-sols même. J’ai compté 18 coups de feu et entendu des cris. »
Après cette nuit sanglante, émeutes et répression se poursuivront encore quelques jours avant le retour à l’ordre. Dans les mois suivants, 19 membres du GONG, accusés d’avoir fomenté le soulèvement, seront arrêtés et jugés l’année suivante à Paris devant la cour de sureté de l’État. À l’issue d’un procès qui verra notamment défiler à la tribune Jean-Paul Sartre et Aimé Césaire, tous seront finalement acquittés ou condamnés à des peines avec sursis devant le vide du dossier d’accusation.
Bilan officiel : huit morts
Après une telle répression, un tel déferlement d’animalité policière, quelle famille oserait encore déclarer à cette même police la disparition de l’un de leurs proches ? À l’instar de ce qui peut se voir aujourd‘hui dans certains pays d’Amérique latine, cette terreur politique inscrite durablement dans les mémoires de toute une population explique sans doute le bilan officiel de ces évènements.
Huit morts ; qui peut décemment y croire ? Même pour l’État Français le mensonge semble trop gros. Ainsi en 1985, le secrétaire d’État aux DOM-TOM du gouvernement – Georges Lemoine – rapportait sur les ondes de Radio France Outre-mer le chiffre de 87 tués sans pouvoir toutefois l’étayer. Même si un bilan de 200 morts parfois avancé dans certains milieux militants est probablement surévalué, force est de constater que personne n’est en mesure de donner un chiffre précis quant à l’ampleur de la répression.
En 2016, une commission d’historiens mandatée par le gouvernement français rendait son rapport concernant les évènements de mai 1967. Parmi les documents que les experts avaient pu consulter, une note datée de 1984 de la section d’études et de renseignement du ministère des DOM-TOM évoquait 22 morts « identifiés » ainsi qu’une « estimation de 30 à 50 cadavres récupérés discrètement par les familles ».
Même si les experts ont déclaré avoir pu librement accéder aux archives – mis à part celles encore classifiées – ils ont toutefois pu constater qu’un certain nombre de documents avaient dès le début été rédigées en omettant d’évoquer les faits. Ceci pourrait être le signe que les responsables policiers et politiques avaient parfaitement conscience de ce qu’ils étaient en train d’accomplir.
Du côté du traitement médiatique, ce fut le calme plat. Sous l’égide de la toute puissante ORTF – Office de Radiodiffusion-Télévision Française – les évènements de Guadeloupe furent recouverts d’une véritable chape de plomb. Ainsi sur France Inter le lendemain de la tuerie, si on évoquait bien 3 morts, on préférait souligner la trentaine de blessés du côté des forces de l’ordre et insister sur la violence des manifestations. Du côté des journaux papiers aussi, on préférât s’en tenir aux communiqués dictés par les ministères de l’intérieur et de l’outre-mer et indiquer laconiquement un « retour à l’ordre » sur l’ile.
Même si les temps ont changé, que l’évènement des smartphones et des réseaux sociaux rendrait aujourd’hui un tel massacre quasi impossible à cacher, certaines choses demeurent. Comme en 1967, Paris déploie des troupes armées à balles réelles pour mater la révolte dans les Antilles.
Le 26 mai 2007, une fresque ainsi qu’une plaque commémorative étaient inaugurées à Pointe-à-Pitre. Celles-ci ont été exclusivement financées par une souscription populaire. Si la mémoire collective locale a su se saisir de cet épisode et tente aujourd’hui encore de se l’approprier, on ne peut pas en dire autant de l’État français.
Dans la répression de Guadeloupe comme dans celle des algériens à Paris 6 ans plus tôt, on ne peut qu’être frappé par le peu d’entrain que déploie aujourd’hui encore l’État pour faire la lumière sur ces pages sombres de son histoire.
Pourtant, survivants, descendants et familles attendent encore la vérité sur ce qui s’est réellement passé durant ces tristes journées.