L’arrière-pays est le continent inconnu de l’Amérique rurale, où croissent ensemble le ressentiment contre les centres métropolitains et la nourriture qui les alimente. Selon le podcast It Could Happen Here du journaliste Robert Evans, les ingrédients d’une guerre civile susceptible de fragiliser la souveraineté américaine sont réunis. Depuis plusieurs mois, quelques rouennais utilisent les locaux du Diable au corps pour transcrire, traduire puis réenregistrer en français cette série de podcasts. Celui que nous présentons aujourd’hui est le deuxième épisode, après avoir publié le premier et le cinquième. Chaque épisode peut s’écouter isolément.
En 2016, Robert Evans se rend en Irak en tant que reporter de guerre, et couvre aussi la même année les campagnes électorales des républicains et des démocrates qui mèneront à l’élection de Donald Trump. C’est en voyant les militants de l’alt-right brandir leur fusil mitrailleur et applaudir Alex Jones qu’il perçoit la possibilité d’une seconde guerre civile américaine, peut-être plus imminente qu’on ne l’imaginerait. C’est depuis cette intuition que le journaliste écrit et produit un podcast d’une dizaine d’épisodes de 45 minutes : It Could Happen Here.
Si Robert Evans explore de multiples facettes de cette hypothèse, il ne prétend pas pour autant prédire l’avenir et se garde de sombrer dans le type de catastrophisme qui revient toujours in fine à légitimer l’ordre présent. Tout l’intérêt de son travail réside au contraire dans le fait de rendre visibles les lignes de partage et les fractures de la société américaine aujourd’hui.
L’épisode traduit ici, « La revanche de l’Amérique rurale » est une fiction qui, à partir des données de la situation actuelle, envisage la possibilité qu’une nouvelle guerre civile se déclenche par la sécession de zones entières de l’arrière-pays.
La guerre civile est en cours aux États-Unis, mais sa physionomie n’est pas celle que Robert Evans imaginait. La sienne combinait l’occupation de centres métropolitains par la gauche – suite logique du mouvement Occupy – avec des insurrections d’extrême-droite, qu’elles soient contre l’État fédéral ou en soutien à Donald Trump. Le soulèvement en cours est quant à lui métropolitain et racial, et réactive une nouvelle fois l’histoire pluricentenaire de l’oppression afro-américaine. L’épisode « La défaite de l’armée américaine » renseigne sur les querelles au sommet de l’État quant à la solution répressive adéquate : alors que Trump semblait s’orienter vers l’intervention de l’armée, l’État-major militaire et même le ministre de la défense s’y sont formellement opposés. C’est qu’ils savaient ce que cet épisode mettait à jour : l’armée risquerait de perdre non seulement la bataille des cœurs, mais aussi la bataille tout court.
Quoi qu’il en soit, si le journalisme de Robert Evans se base sur l’extrapolation de situations concrètes, le soulèvement en cours, lui, est immédiatement réel. L’épisode que nous présentons aujourd’hui explore un fantasme, celui de la vision libertarienne d’une rupture dans la civilisation américaine. Il y a bien, dans le soulèvement initié par le meurtre de George Floyd, quelques apparitions rémanentes des miliciens d’extrême-droite, amplifiées par leur indéniable talent théâtral et surtout par leur virtuosité dans l’art du meme et du troll sur internet. Reste que face à l’immense évènement que constitue la plus grande révolte depuis la séquence éruptrice des années 1960, les « boogaloo bois » sont, en gros, des clowns – comme eux, divertissants et dérisoires.
Pour autant, il y a bien une réalité géographique que cet épisode explore : l’arrière-pays. Les ruraux possèdent la quasi-totalité des armes à feu et votent conservateur. Il se trouve que les politiciens démocrates des centres-villes ont fait de la confiscation de ces armes leur mot d’ordre. Il existe une population disséminée, contenue dans les marges topologiques et économiques du capital, qui est armée et à qui on veut retirer ses armes.
Qui plus est, certains d’entre eux sont organisés, comme le clan Bundy, une famille de ranchers de l’Oregon. Ils ont organisé deux affrontements majeurs avec l’État fédéral en 2014 et 2016 autour de droits à la terre, et en sont peu ou prou sortis renforcés. À leur contact, certains originaux, qui peut-être seraient autrement demeurés inoffensifs, sont devenus fanatiques. Plusieurs ont commis des attaques sanglantes et spectaculaires, et y ont laissé la vie. D’autres, peu politisés mais pragmatiques, reconnaissent pour ce qu’elles sont ces nouvelles forces autonomes qui affrontent l’État et tendent à le remplacer dans ces zones qu’il délaisse. En montant des milices, elles finissent par remplir de facto des fonctions de police, et parfois même des fonctions sociales. Le groupe des Three Percenters rappelle par son nom qu’il a suffi de 3% d’Américains convaincus pour accomplir la révolution fondatrice qui a menée à l’indépendance de la couronne anglaise – les autres 97% ont suivi.
Le Pacific Northwest des États-Unis
Ces groupes s’appuient parfois sur une mythologie survivaliste et tribale, parfois raciale, toujours patriotique. L’extrême-droite néo-nazie, ainsi que le démontre Phil Neel1, s’est effondrée depuis son apparition spectaculaire à Charlottesville en 2017, et a cédé la place à un mouvement patriote, qui malgré ses relents racistes, a déplacé sa grille antagoniste, pensée non plus depuis le suprémacisme blanc, mais depuis l’appartenance à la terre, contre l’État fédéral. C’est d’ailleurs pour cette raison que certains se sont curieusement retrouvés dans le mouvement insurrectionnel déclenché par les violences policières.
En parcourant les terres fertiles et les villes reculées de la Californie, en évoquant des zines néo-nazis des années 1980 et la facilité d’accès des bombes artisanales, en soulignant l’importance cruciale du réseau autoroutier et en expliquant pourquoi le vol de vaches connaît ces dernières années une recrudescence, Robert Evans attire notre regard sur cette part de la société américaine souvent négligée, actuellement obscurcie par l’incandescence des métropoles incendiées, et néanmoins capable logistiquement d’asphyxier le reste du pays.
1 Phil A. Neel, Hinterland. America’s New Landscape of Class and Conflict, The University of Chicago Press, 2018, traduction à paraître à l’automne 2020 aux éditions Grévis.