C’est un projet absurde et destructeur comme les gestionnaires savent en pondre. Comme l’aéroport de Notre-Dame des Landes, il trouve sa source dans les années 70 et les funestes rêves de modernisation et de bétonisation des trente glorieuses. Ici aussi c’est un monde et une conception de l’aménagement du territoire qui nous fait face et qu’il devient urgent de mettre en échec.
Les autorités ont réussi à imposer le nom de « contournement Est », apparemment inoffensif. Il s’agit en fait d’un projet de construction de deux autoroutes d’une longueur de 41,5 km qui entraîneraient la destruction de 516 ha de terres agricoles et naturelles. Parmi elles, de nombreuses forêts, telle que la forêt domaniale de Bord, et les terres agricoles des plateaux Est. Les vallées de la Seine et de l’Eure, ainsi que de nombreuses petites vallées seraient défigurées par huit viaducs, détruisant des sites classés et des espèces protégées comme le muscardin ou le crapaud calamite. Les travaux sont estimés à 886 millions d’euros, dont 60 % à la charge des collectivités et de l’État. Mais le projet prévoit la mise en place d’un péage en faveur du concessionnaire qui emportera le marché : au choix Vinci Autoroutes, Eiffage ou la SANEF.
Nous nous sommes entretenus avec des membres du collectif non à l’autoroute A133-A134, le comité défaite, qui s’oppose à ce projet. Nous leur avons demandé en quoi ce projet était-il une aberration et quelles étaient les formes d’opposition actuelles.
Pouvez-vous commencer par vous présenter ?
Nous faisons partie d’un groupe à géométrie variable, le Comité défaite, qui est depuis deux ans une des composantes du Collectif NON A133-A134. Nous portons plus particulièrement nos efforts sur l’organisation de repas de soutiens, d’événements festifs et militants en lien avec la lutte contre ce projet d’autoroute.
Pouvez-vous nous présenter le projet du contournement Est dans les grandes lignes ? À quand remonte-t-il ? Que prévoit-il ?
Ce projet est directement issu de la course à la bétonisation des Trente glorieuses, qui passe notamment en France par la multiplication des autoroutes. On le trouve mentionné clairement dès 1972, dans un contexte de développement économique de la Basse Seine, de préfiguration du Grand Paris mais aussi de fondation de la ville nouvelle de Val-de-Reuil, prévue pour héberger à terme 100 000 personnes ! Depuis cette date, le projet refait régulièrement surface sous différents noms, au gré des arguments mis en avant pour faire passer la pilule. De Rocade Est ou Contournement Est, puis Liaison A28-A13, on en arrive aujourd’hui à l’appellation officielle d’autoroute A133-A134. Car c’est bien de deux autoroutes à péage, pour un total de 41,5 km, qu’il s’agit ! Et il n’est pas anodin que les promoteurs actuels de ce projet continuent à le nommer Contournement Est dans leurs communication. Un Contournement ça fait sympa, c’est pour aider la circulation de gens. Il y a donc déjà un enjeu sur la façon de nommer correctement ce projet.
Après être resté longtemps à l’état de déclaration d’intention, le projet refait parler de lui au milieu des années 1990. À cette époque, ce sont principalement des associations d’habitants des plateaux Est, directement concernées par les expropriations, qui se fondent et se regroupent au sein d’une coordination. Faute de financement ou de volonté politique, le projet est ajourné. Il devient plus concret 10 ans plus tard, avec l’organisation d’un Débat public sur le sujet. Là encore les collectifs d’habitants de plateaux Est sont très actifs, rejoins rapidement par ceux de l’Eure, également concernés. Entre temps, l’association Haute-Normandie Nature Environnement réalise une contre-expertise écologique des espaces qui seraient impactés. Le tracé alors retenu est finalement retoqué en 2011 par l’Europe car il détruirait l’habitat d’une espèce endémique rarissime : la violette de Rouen. Une nouvelle mouture de ce projet prend alors forme, et on assiste depuis 2013 à la fois à la concrétisation de ce projet, et à la montée des oppositions. Ce phénomène est d’ailleurs assez général en France durant cette période, avec la multiplication et la mise en réseau des oppositions au Grands Projets Inutiles et imposés (GPII), dont l’emblématique ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Contre l’A133-A134, on trouve alors une grande diversité de composantes : des collectifs d’habitants bien sûr, mais aussi des mairies, des associations environnementales, des partis politiques ou des syndicats. De nombreuses manifestations sont alors organisée, ainsi que des contre-expertises dans le cadre de la Concertation publique de 2014 puis de l’Enquête publique de 2016. Dès 2014, les différentes composantes de l’opposition sont regroupées au sein d’un collectif informel, qui parvient à porter une parole et des actions communes.
Le projet retenu à l’issue de l’Enquête publique de 2016 est précisément connu. Un premier tronçon d’autoroute (A133), d’environ 40 km et passant à l’Est de Rouen, relierait au l’A28 au Nord, au niveau d’Isneauville, avec l’A13 au Sud, au niveau d’Incarville. Un second tronçon (A134) ferait la jonction au niveau des Authieux-sur-le-Port-Saint-Ouen avec le Sud de l’agglomération rouennaise, au rond-point des Vaches. Pour un coût estimé de 886 millions d’euros en 2015, ce sont ainsi 540 ha de terres naturelles, agricoles et de forêts qui seraient rasés. Et ceci sans compter les raccordements, et bien évidemment les ZAC ou les zones pavillonnaires qui ne manqueront pas de fleurir à chacun des échangeurs !
Quelles sont les prochaines étapes nécessaires à sa réalisation ?
Le projet d’autoroute est en l’état très avancé puisque la plupart des étapes administratives ont été passées. L’enquête publique de 2016 a permis d’obtenir une Déclaration d’utilité publique (DUP), valide 10 ans, qui permet de procéder aux expropriations. C’est cette Déclaration d’utilité publique qui est actuellement attaquée au Conseil d’état par plusieurs composantes du collectif (France Nature Environnement, Effet de serre toi-même, Sauvegarde du cadre de vie de Belbeuf-Saint-Adrien et du plateau Est, Non à l’autoroute A28-A13). Nous n’avons pas d’information sur la date d’audience, mais ce recours n’est de toute façon pas suspensif d’un début des travaux. Et donc, on pourrait s’étonner que rien a priori n’ait été entrepris depuis. Le fait est que c’est un projet très coûteux pour les collectivités, et sensible politiquement puisqu’une part croissante de la population rejette ces absurdités écologiques, économiques et sociales. La suite du calendrier est encore floue, et on sent très clairement une hésitation, l’État et les collectivités se renvoyant la patate chaude. La prochaine étape sera certainement l’appel d’offre pour le concessionnaire. Le cahier des charges était en pleine rédaction en février 2020, mais ne semble pas avoir été publié depuis. Initialement prévu pour commencer en 2020 avec une livraison en 2024, le chantier a de toute façon déjà pris du retard.
En quoi ce projet est-il problématique ?
Le prix
Tout d’abord, on peut citer le coût du projet : 886 millions d’euros en 2015, dont 60 % à la charge des collectivités et de l’État, donc payés par nos impôts. Dans un contexte où l’argent manque pour contrer le réchauffement climatique ou lutter contre une pandémie, cela paraît aberrant. De plus, le projet prévoit la mise en place d’un péage en faveur du bétonneur qui emportera le marché (Vinci Autoroutes, Eiffage ou la SANEF). Le contribuable paierait donc 2 fois le projet : avec ses impôts et au péage ! Pire, certains concessionnaires sont parfois remboursé par les collectivités lorsque le trafic réel est inférieur aux prévisions : c’est exactement ce qui se passe en ce moment pour l’A150 Barentin-Yvetot qui accueille seulement la moitié du trafic attendu.
De faux arguments concernant l’engorgement routier de Rouen
Le principal argument des pro-autoroutes est que la construction de ce nouvel axe permettrait de désengorger Rouen, que l’on prétend très embouteillée, et de limiter le transit des camions. Or, lorsque l’on regarde les chiffres, on s’aperçoit d’une part que la congestion de Rouen est essentiellement due aux trajets domicile-travail et que ces trajets font en majorité moins de 5 km. Ainsi l’autoroute de permettrait pas de limiter ces déplacements. D’autre part, l’essentiel du trafic de camion soit, transite par Rouen sur l’axe Caen-Le Havre-Paris soit a pour destination les zones industrielles de la Métropole de Rouen. Ainsi, seul 10 % des camions emprunteraient l’autoroute A133-A134. De plus, l’autoroute étant à péage, il y a donc fort à parier que les conducteurs préféreraient l’éviter.
Des solutions alternatives ont été proposées pour désengorger Rouen, mais celles-ci ont été balayées alors que l’ensemble de ces mesures coûterait moins de 500 millions d’euros : développement du réseau de transport en commun (bus et train), plan vélo, réhabilitation du transport ferroviaire de marchandises (gare de triage de Sotteville !) pour remplacer les camions, etc.
La disparition des terres naturelles et agricoles
« Cette nouvelle autoroute, d’une longueur de 41,5 km, entraînerait la destruction de 516 ha de terres agricoles et naturelles. Parmi elles, de nombreuses forêts, telle que la forêt domaniale de Bord, et les terres agricoles des plateaux Est qui sont parmi les plus productives de France ! »
Détruire ces terres agricoles, c’est limiter encore notre capacité à nous nourrir localement. Les vallées de la Seine et de l’Eure, ainsi que de nombreuses petites vallées seraient défigurées par 8 viaducs, détruisant des sites classés Natura 2000 et des espèces protégées (Muscardin, Oedicnème criard, Crapaud calamite…). La biodiversité paierait encore un lourd tribut.
Pollution de l’eau potable et de l’air
Rien que pour sa réalisation, 50 000 t de CO2 seraient envoyées dans l’atmosphère. À cela, s’ajouterait le trafic. On note notamment que si l’objectif de la Métropole est que l’air de Rouen soit plus respirable, cela ne la dérange pas de déplacer la pollution vers les plateaux Est et les quartiers populaires de Saint-Etienne-du-Rouvray !
Enfin, l’autoroute constitue un danger de pollution de l’eau potable aux hydrocarbures car son tracé traverserait de nombreux captages d’eau potable. Parmi eux, le principal captage de la Métropole qui alimente les 2/3 de ses habitants. Alors, que les printemps et les étés sont de plus en plus secs et que le réchauffement climatique menace d’aggraver ce phénomène, il est irraisonnable de fragiliser encore plus une ressource qui risque de manquer !
Quel est le rôle du collectif NON A133-A134 ?
Le rôle du collectif NON A133-A134 est de regrouper toutes les composantes de la lutte contre ce projet, qui sont très diverses (associations environnementales ou d’habitants, partis politiques, syndicat, élu.e.s, citoyen.ne.s) et réparties sur un grand territoire. Ce collectif permet de conjuguer les efforts collectifs au sein d’une stratégie commune, en partageant des compétences, des connaissances, des pratiques.
Quelles sont les différentes formes d’opposition au projet ?
Elles sont très variées : participer aux réunions de l’enquête publique, produire des contre-expertises parfois très pointues (trafic, pollution de l’eau, biodiversité, compensations), décortiquer les manquements juridiques et les attaquer, organiser des happenings, des événements publics festifs (banquets place Saint-Marc à Rouen, fête des Noisettes dans l’Engrenage en juin 2019 aux Authieux-sur-le-Port-Saint-Ouen) ou des réunions publiques (une dizaine en 2019), faire la jonction avec des luttes similaires en France (contournement de Strasbourg, Europa City, Notre-Dame-des-Landes, forêt de Romainville…), mettre sur pied un site web très documenté… Mais surtout notre stratégie dépend aussi de l’avancement du projet. Le collectif bataillera pied à pied, en s’adaptant si le projet devait entrer dans une nouvelle phase.
Quelles sont les initiatives à venir ?
Beaucoup de choses sont prévues, mais le contexte actuel de confinement ne nous permet malheureusement pas d’avancer comme nous le souhaitions. On continue d’informer, de faire connaître cette lutte pour qu’elle devienne un enjeu incontournable. On voit d’ailleurs parfaitement que l’autoroute est un sujet très clivant des municipales de 2020. Nous continuons aussi de bosser des aspects techniques, tels que le trafic des camions ou les relevés de faune et flore avec notamment la création d’un groupe local de Naturalistes en lutte.
« On prévoit également une grande manifestation, en lien avec les luttes environnementales locales et en faisant autant que possible la jonction avec des luttes similaires du Grand ouest. »
Et plus généralement, ce projet d’autoroute pose des problèmes tellement variés qu’il permet la jonction avec de nombreuses autres luttes locales, sur la gratuité des transports en commun, le fret ferroviaire, l’agriculture, la protection de la biodiversité ou encore l’urbanisation. Sur ce dernier point, la validation en février 2020 du PLUi (Plan local d’urbanisme intercommunal) permet de pointer les prochaines parcelles agricoles, forestières ou naturelles qui seront, dans l’agglomération, menacées par la construction de ZAC ou de lotissements. À l’heure actuelle, l’enjeu est de défendre toutes ces terres. Parce que désormais se battre contre ces projet c’est aussi se battre contre le monde qui les a produits. La période est propice aux convergences des luttes, et il faut s’en réjouir !
Retrouvez Le Muscardin Déchaîné, le bulletin d’information du collectif-NON A133-A134, ici : Le muscardin déchaîné n1 rev2
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