“C’est la fiction qui permet d’articuler la réalité.”
Roger Lewinter
Rouen dans la rue s’essaie, depuis la rentrée, à de nouveaux styles éditoriaux. Après les podcasts radio, le live en manif, place aujourd’hui au docu-fiction. Cette nouvelle rubrique se propose de revenir sur l’actualité sous un angle romancé, fictionnel. Ce premier texte porte sur l’incendie de Lubrizol en croisant les regards d’un personnage sceptique et d’un autre qui se tenait prêt à l’abandon : ou comment la même situation peut s’analyser différemment en fonction de ce à quoi on décide de croire ?
Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite.
Le réveil de Gaël sonne à 7h30 ce matin-là, le jeudi 26 septembre, comme tous les matins de sa vie routinière qu’il n’assume qu’à moitié. France Inter en parle bien entendu, mais les neurones sont longs à se connecter et il lui faudra attendre que son mode avion soit pleinement désactivé pour prendre la mesure de la situation exceptionnelle. Il habite dans la rue Stanislas Girardin, dans cette rue où ne passent que des voitures et des alcoolisés en fin de soirée. Ce matin pourtant, alors que Gaël est calfeutré chez lui, emmitouflé dans son lit (il à toujours été frileux), passe au-dessus de son 35m2 un gros nuage noir à la toxicité non aiguë. Sa mère lui a envoyé un message, certains de ses amis également, son monde s’est réveillé affolé, et lui à l’impression d’être passé à côté de l’urgence. Il saute de son lit, trébuche sur un pantalon roulé en boule, se rattrape presque au rideau épais et rouge qui le protège de l’expression particulière du réel d’aujourd’hui. En l’ouvrant, il prend instantanément la mesure qu’il se passe quelque chose. Lubrizol brûle, en partie, sans qu’on ne sache réellement ce qui part en fumée. De sa fenêtre, il n’y a plus aucun espace de ciel gris qui lui est donné de voir, non, seulement du noir chimique, la noirceur de l’apocalypse industrielle si souvent anticipée. La sirène retentit au loin, faible et discrète, presque imaginaire.
Au même moment, place Saint-Marc, juste au dessus du magasin Picard, Gaëlle se fait réveiller par ses colocataires catastrophés. Nuage noir, fumée toxique, explosion, bla-bla-bla. Elle s’en fade tous les jours des prophéties anti-industrielle, des théories pleines de zombies et de combat à mains nues, vivant avec une espèce de survivaliste névrosée qui passe son temps à se préparer à survivre dans un monde en devenir incertain. Une simple inquiétude, comme la litanie inavouée d’une vie trop morose. Gaëlle se réveille en pestant contre sa coloc, contre les foutus inquiets qui passent leur temps à attendre l’irréversible. Bien sûr il est trop tôt pour qu’elle réfléchisse aussi clairement, et elle se contente donc de grogner des insultes en allumant son téléphone. La fumée noire existe effectivement, elle la voit de son lit. Mais il faut se calmer ; tout les gens se sont ingurgités la série Tchernobyl il y a quelques semaines et commencent à confondre les couches de réalités. Jusqu’à preuve du contraire, ce n’est qu’un incident, un simple incendie, et les premiers messages officiels se veulent rassurants. Pour Gaëlle s’est évident que rien ne se passe, si ce n’est une bonne hystérie collective. En tout cas, ce soubresaut dans le fil d’actualité de sa vie ne justifie en rien des mesures extraordinaires. Elle ignore logiquement les messages catastrophés de sa famille et file sous la douche.
La douche, Gaël est prêt à y renoncer pour des semaines s’il le faut. Il s’est habillé en quelques secondes, a attrapé un sac de randonnée et y a enfourné tout ce qu’il a pu : pantalons, frontale, tshit, caleçons, chaussettes dépareillées, livres en cours de lecture, mouchoirs, antihistaminiques, barres chocolatées. Parallèlement, il téléphone à ses amis, privilégiant ceux avec des enfants. Gaël s’organise, tout va très vite, il trouve un point de repli, insiste pour qu’on l’y rejoigne, met un masque sur le visage, essaies de ne pas paniquer. Dans la précipitation, il oublie sa brosse à dent. Il court à sa voiture, croisant des voisins immortalisant le désastre en cours sur leurs comptes Instagram. Il ne prend même pas la peine de leur crier de fuir ; finalement, il ne pense qu’à protéger son noyau dur. Il fait le tour de Rouen, remplissant sa voiture de ses amis sans permis. Il en est persuadé, la fumée noire ne peut signifier qu’une catastrophe, celle-là même qu’il redoute quotidiennement, qu’au fond il espérait presque, validant ses inquiétudes, confondant les sceptiques. On entoure le peuple de danger, de Seveso, de radioactivité, d’armes massives, de pesticides. Lubrizol ou autre chose, pour lui c’était inévitable, point barre. Il sent son coeur s’accélérer à mesure qu’il s’éloigne via le pont Mathilde ; du stress ? Non, de l’excitation, le sentiment de vivre quelque chose, enfin.
Gaëlle se maquille, comme d’habitude. Que passent pendant ce temps les cris des paranoïaques. Enfermée dans sa salle de bain, elle repense à sa soirée, à son date Tinder, elle anticipe sa réunion, son concert au 106. Elle passe un coup de balai dans la salle de bain, puis un coup de fil à sa meilleure amie en mangeant un bol de céréales. Le nuage s’éloigne déjà du centre-ville, il ne fait que traverser, elle le savait, un petit peu de vent et ça passe. La pluie va bientôt aider les pompiers à éteindre le feu et tout rentrera dans l’ordre. Lavage de dent, manteau un peu chaud, chaussures confortables, la voilà déjà sur le trottoir. Aucune odeur désagréable ; il n’y a donc aucune raison de passer pour une imbécile, un masque sur le visage ou un discours dramatique dans la bouche. Elle prend un Cyclic à côté, et se rend rive-gauche dans l’agence bancaire dans laquelle elle travaille. De toute façon, il n’y a rien qu’elle puisse faire d’autre, il faut bien qu’elle bosse, le temps ne s’arrête pas pour des suppositions et des doutes. Elle ne peut pas se permettre de passer son temps à fuir ses responsabilités ; des incendies, ça arrive et ça passe, la vie continue. On passe notre temps à nous prévenir que la planète meurt, que les abeilles disparaissent, que les mers se réchauffent, que tout est en train de crever ; l’apocalypse est le nouveau passe-temps de tous les angoissés de service qui se montent la tête à longueur de journée et cet incendie n’est qu’un effet nocebo. Elle ne s’étonne même pas qu’ils sautent sur le moindre feu de poubelle pour crier au dénouement terrestre. Et puis, visiblement, le monde continue de tourner. Les bus sont là, les voitures sont là, les oiseaux sont là, son patron est là. Fin de la discussion.
Gaël retrouve ses amis dans un pavillon loin du nuage. Le vent leur est favorable, pour l’instant. Ils sont heureux de s’être retrouvé dans la catastrophe, de pouvoir compter sur la raison des uns et des autres pendant que la maison est en feu. Le cours normal de leurs existences est en pause, et il leur faut réfléchir en dehors des cadres habituels. Qui peut les accueillir, combien de lit, combien de duvet, combien de temps. La fin du monde n’aura pas comme point de départ l’incendie de Rouen, tout le monde en est conscient, mais c’est la lente agonie du progrès qui a commencée, et tout ceci fait office d’un bon entrainement. Le retour à la normale est ajourné. Rendez-vous médicaux, travail, séance de sport, il va falloir trouver de quoi passer le temps. A les regarder tous s’activer autour d’une table basse, l’haleine pleine de café et les voix pleines d’ardeur, Gaël se rend compte qu’ils attendaient tous que quelque chose se passe, que la catastrophe est un peu salutaire lorsqu’elle suspend la routine mortifère et qu’elle pousse à s’affairer à une forme de réel plus désirable. Survivre, fuir, protéger, manger, dormir, organiser l’inconnu, réaménager les affinités ; l’exceptionnel révèle une nouvelle composition de la réalité. La souffrance au travail, l’ennui et l’attente de mieux sont mis entre parenthèse. On ne joue plus à s’adapter, et le monde désolé apparaît, non sans étonnement, comme un agencement préférable. Gaël et ses camarades d’infortune discutent pendant des heures, imaginent la suite, cherchent des informations. Ils comprennent très vite que cet événement est leur remède au coma que leur impose la stabilité d’un Capitalisme totalisant. Pas de grande guerre, pas de grande dépression, Tyler Durden avait raison, une satisfaction à la répétition et au cumul des privilèges, d’argent et de souvenirs ternes. On souhaite que rien de spécial ne se passe, rien qui vienne perturber la chorégraphie anesthésiante à laquelle nous n’avons pas vraiment eu le choix d’adhérer.
Tout le monde a parlé de ça toute la journée. Gaëlle s’est trouvée des alliés qui, comme elle, ont suivit les informations de loin. L’incendie est quasiment éteint lorsqu’elle sort du travail. C’est vrai qu’il y a une odeur un peu étrangère dans l’air, mais elle se dit qu’elle respire de la merde depuis qu’elle est née, entre les pots d’échappement, les usines, le tabac. En ce qui concerne l’air pur, il aurait fallu voir ailleurs. Elle rejoint ses potes au Vixen. Certains portent un petit masque blanc qui masque à peine leur sourire complice. Mi-provocation, mi-instinct de survie bancal, la petite couche de coton ne pourra pas filtrer grand-chose. On passe en revue l’actualité, les réactions diverses et variées des entourages. On bavarde à grand coup de phrases toutes faites ; « mourir de ça ou d’autre chose hein ! » ; « On trinque à notre cancer ? ». L’humour comme mécanisme de défense. Gaëlle se commande une deuxième pinte d’IPA en sentant un léger mal de crâne qui pourrait lui gâcher la soirée. Elle se demande si elle a bien fait de ne pas prendre plus de mesure. Elle aurait pu aller chez ses parents à Dieppe pour le week-end. Finalement oui, elle ira demain soir, après le travail, histoire de souffler un peu, de calmer le doute qui l’a contaminé. Son concert est annulé de toute façon. On fait défiler les actualités sur les smartphones. Un expert dit qu’il faut fuir. Un autre affirme qu’il n’y a aucun danger. Quoi qu’il arrive, Rouen est devenu anxiogène et la fête est gâchée.
Gaël s’est expatrié au bord de mer. Il est satisfait d’avoir échappé au panache de fumée. Il est sous une couette tricotée par la grand-mère de quelqu’un, devant BFM qui tourne en boucle. Chirac a gâché la fête. Les enfants sont couchés, les adultes se tassent sur des matelas gonflables. La maison de vacances devient cet îlot de liberté, cette bulle hors du cours normal des minutes assourdissantes. Il se sent comme un réfugié industriel, prêt à continuer la route indéfiniment. Il ne rêve que de ça, d’envoyer chier son conseiller Pôle Emploi une bonne fois pour toute. Quel est le plan pour demain ? Certains retournent travailler, « il le faut bien » disent-ils. Il cache à peine son petit rire plein de suffisance. La soumission est tellement intégrée chez certains que même une toxicité de l’air n’est pas suffisant pour déroger à la règle. Le groupe improvisé commence déjà à périclité, et Gaël sait pertinemment que la catastrophe n’aura qu’un impact limité sur la destruction de la normalité. Il devra retourner à ses emmerdes et ses parties de Call of Duty en ligne. Cette demie-fin-du- Monde lui laisse un goût amer dans la bouche, à défaut de lui cramer les sinus. Il est obligé de s’avouer qu’il s’est un peu emballé. Pas tant dans l’idée de fuir, mais dans la propension de cette fuite. Il réfléchit dans son coin, en fumant sa roulée, et se dit que ce nuage épais aura éclairci son désir d’exceptionnel. Après tout, il n’a pas à attendre que passe le temps et que l’extraordinaire vienne le délivrer d’un ennui acceptable. Provoquer l’exception pour sortir de l’angoisse du quotidien. Demain les survivants de sa communauté éphémère déménagent dans une autre paroisse de fortune et prolongent l’exil, au moins le temps d’y voir plus clair. Respirer est, de toute façon, insoutenable selon les premiers témoignages. Les produits de Lubrizol n’ont fait que révéler l’évidence : on respire mal l’ère capitaliste.