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Le confinement, en tous cas, c’est pas la guerre contre le patriarcat

Le confinement peut-il être féministe ? Une lectrice nous fait parvenir ces réflexions bienvenues sur la situation des femmes en période de confinement et de crise sanitaire. Contre certaines féministes qui voudraient voir dans le fait de rester enfermer chez soi, en couple ou en famille, une opportunité pour « l’égalité hommes-femmes », elle pose que les femmes ont tout à craindre lors de tels moments de crise : isolement, violence conjugale, charge mentale et émotionnelle lié à la gestion domestique, etc. Après ces deux premières semaines, elle dresse un premier bilan pour les femmes, confinées ou non.

Photo de couverture : Collages féminicides Paris

Le confinement est une période étrange et bouleversante, à la fois inédite et tristement peu surprenante dans ce qu’elle met en lumière. Il y a des petites pépites qui jaillissent parce qu’enfin l’humain rend son espace au déploiement de la nature : on entend les oiseaux en ville, des animaux circulent, un peu ahuris, au milieu de la chaussée bétonnée, l’eau regagne en transparence, l’air redevient respirable. Un seul petit mois, et zou, des sangliers, des canards en pleine rue[1], un air marin ou champêtre dans les villes. Cela confirmera aux plus sceptiques que le ralentissement de l’activité humaine est une des clés de voute de la lutte contre le réchauffement climatique.

Certaines féministes ont cru que le confinement pourrait même nous emmener vers une plus grande égalité femmes-hommes. C’est la thèse souhaitée par Camille Froideveaux-Metterie, chercheuse en science politique et autrice de la controversée Révolution du Féminin[2], dans une tribune publiée dans Libération[3]. Après avoir rapidement rappelé le sort que le confinement réserve à de nombreuses femmes, elle décline deux plans sur lesquels l’égalité pourrait être rendue possible par la crise sanitaire. Parce que les hommes seront enfin obligés de garder la maison, elle estime qu’ils prendront conscience du poids de la domesticité qu’ils laissent porter à leur conjointe et qu’ils s’investiront nécessairement dans les tâches domestiques et familiales. L’autrice s’intéresse ensuite à l’image hétéro-normée que doivent embrasser les femmes : en restant chez elles, les femmes s’épargneraient le regard social et n’auraient donc plus à s’astreindre aux critères de la féminité épilée, en talons… à se tenir en corps disponibles aux regards exigeant leur dose de chair sexuelle.

Et bien non ma bonne dame, parce que c’est faire fi de la structuration même de l’hétéro-patriarcat en même temps que des réflexes de repli culturel en situation de crise. Et nous vivons, crise sanitaire ou non, dans une société qui s’appuie sur la culture du viol. Elle se déploie entre nos murs de domicile et se répand sur les réseaux sociaux avec vigueur et violence. Et elle trouve dans la frustration et la peur générée par le Covid-19 des alliées de choc qui expliqueraient et excuseraient les explosions brutales.

Soyons, par respect, un peu précis.e.s sur ce confinement des femmes : toutes ne le sont pas à la même sauce. Qui sont les femmes confinées et celles qui ne le sont pas ? Il y a des centaines de milliers de personnes qui font que le confinement est rendu possible, celles qui occupent les métiers du soin, de l’éducation, du commerce. Et quelle est la répartition femmes/hommes[4] dans ces emplois ? Allons, allons, bien sûr que vous le savez. Les fameux héros de la nation de ces jours heureux sont des héroïnes. Pour rappel, d’après une étude datant de 2011 initiée par l’Observatoire des inégalités[5] – pour ce que ça vaut, hein – 97,7 % des aides à domicile, aides ménagères et assistantes maternelles sont des femmes. Ça veut dire 969 femmes sur les 992 recensées. Et si on considère l’origine très institutionnelle de cette étude, il faut y ajouter toutes celles qui passent entre les mailles de l’enquête, notamment celles qui sont en situation de clandestinité. Et oui, qui fait le ménage au petit matin ? Qui désinfecte les locaux d’Amazon pour que vous receviez votre tapis de yoga en 48h ? Et les soignantes alors ? 90, 4% de femmes parmi les aides-soignantes, et 87,7% parmi les infirmières et sages-femmes. Alors quand Édouard Philippe rend hommages aux « soignants qui se battent en première ligne. À tous ceux qui, routiers, caissières, vendeuses, artisans, ouvriers, paysans, force de l’ordre continuent à travailler au contact » sur son Twitter le 21 mars, on a affaire à un sérieux problème d’accord et une confirmation pénible de la représentation de genre des fonctions : pas de soignantes malgré l’écrasante majorité de femmes qui composent ce corps social.

Et est-ce qu’on est surprise ? Non.
Ce sont les plus précaires qui s’exposent salement au Covid-19 en même temps qu’à la barbarie policière en roue libre[6]. Et parmi les plus précaires, là, en ce moment, celles qui ne bénéficient ni du télé-travail, ni du chômage partiel, et qui doivent lutter fort pour exercer leur droit de retrait, pour obtenir du matériel basique pour leur propre sûreté, beaucoup sont des femmes. Le collectif féministe Les Dyonisiennes a écrit un communiqué suite au décès d’Aïcha I., caissière au Carrefour Saint-Denis et militante, morte du Covid-19 : « Dans notre département, les femmes sont les plus exploitées des exploités, les plus mal payées des mal payés. Aides-soignantes, agentes d’entretien, assistantes-maternelle, vendeuses, quand on est une femme à Saint-Denis on est avant tout une travailleuse de ces secteurs aux paies minables, aux horaires infernaux et aux statuts précaires[7]. » Et on en crève. Et les décisions politiques, sous couvert de la lutte contre la pandémie, vont dans ce sens de la mise en danger des femmes : certains états américains ont d’ores-et-déjà interdits les avortements, l’état français a refusé le rallongement du délai légal de l’IVG malgré le bordel actuel. Notre bonne vieille Simone n’a jamais eu autant raison : une crise politique et bim, les vies des femmes, on s’en fout – enfin, on s’en foutait déjà avant cela dit.

« Au 29 mars, les signalements pour violence conjugale avaient augmenté de 30% »

Et certaines des confinées ne sont pas mieux loties, certaines d’entre nous mourront sous les coups de leurs conjoints. 200 000 femmes sont confinées avec des conjoints violents et donc exposées 24h sur 24h à la violence verbale, physique, sexuelle, émotionnelle, économique ; tout en étant privées du moindre contact avec extérieur – plus moyen de sortir sans être surveillée, plus moyen de passer un coup de fil à ses ami.e.s, sa psy, son avocat.e[8], ou de fuir pour se mettre à l’abri. Et le 3919, plateforme téléphonique gouvernementale pour les personnes victimes de violence conjugale, a été fermée de manière complètement incompréhensible au début du confinement, puis réouvert à des horaires restreints depuis le 23 mars[9]. Les centres d’accueil de femmes en fuite sont saturés, les délais sont rallongés, les mises à disposition de chambres n’arrivent pas, les consignes étatiques sont tout à fait floues concernant le confinement des femmes qui fuiraient leur conjoint violent. C’était déjà bien le parcours d’une combattante avant, c’est rendu encore plus complexe par la crise sanitaire en cours. Au 29 mars, les signalements pour violence conjugale avaient augmenté de 30%. Et certains d’en faire leur beurre sur les réseaux sociaux : Billy Jo Sanders, champion de boxe anglais s’est illustré dans une vidéo-tuto horrible dans laquelle il montre sur son sac de frappe comment frapper sa femme à la mâchoire et l’achever si elle lui parle mal parce qu’il a laissé traîner la vaisselle.

Depuis le début du confinement, les post twitter-insta-facebook-whatever relatifs aux corps des femmes montrent comment le désir de maîtrise et de possession du corps des femmes ne s’offusque pas d’une pandémie mondiale à constater les moqueries sur le poids pris, la pilosité, la chevelure, la tenue vestimentaire faites par les médiocres balourds[10] qui trouveront l’excuse d’avoir du travail, eux, pour ne pas penser aux repas et à lancer une machine. En revanche, ils mettront en avant leurs « besoins » accrus face au stress provoqué par le télé-travail pour exiger des rapports sexuels une fois les enfants couchés.

La banale charge mentale et émotionnelle repose largement sur les épaules des femmes, même Madame Figaro le dit[11] : ce sont les mères qui anticipent et s’inquiètent pour les enfants et les ancien.ne.s de la famille, ce sont les femmes qui gèrent la logistique domestique d’un foyer désormais occupé H24 – ce qui implique une multiplication des tâches ménagères, ne serait-ce que les repas. Les priorisations, dans les couples hétérosexuels, s’appuieront sur la valeur économique du job, et ce sont les hommes qui, structurellement, gagnent plus d’argent par le travail rémunéré. Ces asymétries dans la prise en charge du foyer et dans l’indépendance économique des femmes auront des conséquences après la crise ; celle-ci n’est pas juste une parenthèse, elle est une continuité. Les études des pandémies des dernières décennies (Ebola, Sras et Zika) ont montré que le retour à la normale est bien plus long pour les femmes, qui seront d’ailleurs plus touchées que les hommes par le virus[12]. Clare Wenham, chercheuse anglaise, tente de prévenir des inégalités de genre que cette pandémie va engendrer, cependant elle est assez pessimiste. Elle rappelle en effet que ce qui arrive était attendu et que les décideurs politiques et leur vision court-termiste n’ont pas écouté les alertes données par les groupes de recherche : « Nous savions tout cela et ils n’ont pas écouté, alors pourquoi écouteraient-ils ce qui concerne les femmes[13] ? »

Quelle parole écoute-t-on en ces jours troublés ? Le cas de Leïla Slimani[14] est assez symptomatique de l’autorité et de la légitimité accordées aux intellectuel.le.s. Les journaux de confinement ont fleuri, les auteur.ice.s y vont de leurs récits, de leurs réflexions, rappelant ainsi la sage habitude prise dans la solitude de l’écrivain.e qu’est la création. Le programme de l’émission « Confinement vôtre » sur France Culture en dit long[15]. Shakespeare a fini d’écrire le Roi Lear pendant la peste de Londres de 1606 et Newton a défini la théorie de la gravité pendant la peste bubonique de 1665, bien, mais ils n’avaient pas d’enfants à s’occuper rappelle Helen Lewis. Par là-même, ces auteur.ice.s nous rappellent leur privilège de classe, pendant que nos héroïnes se sacrifient, ils et elles laissent leurs regards se perdre au loin, là-bas, derrière les fougères et la fin des premières jonquilles de leurs résidences secondaires en Normandie[16]. Et pourquoi c’est la parole bourgeoise de Leïla Slimani qu’on accuse d’indécence quand celle de Wajdi Mouawad, tout à fait dans le même registre et établi dans les mêmes conditions confortables, n’est pas critiquée[17] ? Quelles sont les voix que l’on choisies d’entendre et d’écouter ?

C’est le moment où je devrais conclure sur une phrase hyper pugnace de lutte et tout mais j’en ai pas et je sais pas faire ça. Je peux conseiller d’être honnête intellectuellement dans l’écoute qu’on a des meufs et personnes trans, de pas faire les lâches si on entend que ça craint chez les voisin.e.s, de continuer d’être solidaires avec les gens qui bossent et de pas faciliter le boulot des flics ; et je vous laisse avec les questions qu’il me reste : et les femmes sans domicile fixe ? et les travailleu.re.s du sexe ? Alors lorsqu’on applaudira à 20h, lorsqu’on fera nos banderoles pour nos balcons, lorsqu’on descendra dans la rue après tout ça, ce serait bien que les meufs ne soient pas une fois de plus les grandes oubliées de nos luttes.

Louise.

Notes :

1. Et ça rien qu’en Europe, parce qu’ailleurs y’a des pumas et des civettes :
https://www.goodplanet.info/vdj/avec-le-confinement-la-nature-reprend-ses-droits/
2. Et pour cause : elle y réfléchit à la redéfinition du « féminin » par l’expérience du corps « femme », ce qui nous emmène vers un essentialisme plus que douteux et excluant alors la construction sociale intériorisée de la perception des corps. Voir Marie Duru-Bellat, « Camille Froidevaux-Metterie, La révolution du féminin », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2015, mis en ligne le 17 mars 2015, consulté le 30 mars 2020. URL : https://journals.openedition.org/lectures/17396
3. https://www.liberation.fr/debats/2020/03/24/feminisme-et-confinement-du-pire-vers-le-meilleur_1782756 On a eu à peu près la même avec Lucile Quillet sur le Huffington Post :
https://www.huffingtonpost.fr/entry/le-confinement-peut-enfin-nous-mener-vers-legalite-entre-les-femmes-et-les-hommes-blog_fr_5e738c76c5b6eab77943a022
4. Je n’ai malheureusement pas de sources qui prennent en considération les personnes trans et non binaires dans ces statistiques, ni même beaucoup d’infos sur la manière dont les mêmes personnes sont touchées par le confinement. Mea culpa pour ce point de vue situé de dyadique, j’espère que quelqu’un.e pourra répondre à cet article avec ces éclairages manquants.
5. https://www.inegalites.fr/Une-repartition-desequilibree-des-professions-entre-les-hommes-et-les-femmes?id_theme=22
6. On pense avec indignation et tristesse profonde à Ramatoulaye, insultée, frappée et tazée par des flics à Aubervillers, devant son petit frère de 7 ans, parce qu’elle sortait faire des courses pour son bébé, avec une attestation manuscite. Voir la page Cas de force majeur sur Facebook ou encore l’article sur Révolution Permanente : https://www.revolutionpermanente.fr/Aubervilliers-Une-jeune-femme-insultee-tasee-et-tabassee-par-la-police-temoigne
7. https://unautrefutur.org/category/theme/monde-du-travail/
8. https://radioparleur.net/2020/03/24/violences-conjugales-epreuve-du-confinement/
9. Il est également possible d’appeler le 0800 05 95 95, autre numéro d’aide aux victimes de violences conjugales
10. Je ne mettrai aucune référence, inutile de leur donner de la visilité à ces cacas (mon correcteur me propose « virilité » à la place de « visibilité », un hasard, je ne crois pas non – smiley complot)
11. https://madame.lefigaro.fr/societe/charge-mentale-en-confinement-limpression-de-vivre-la-vie-dune-femme-au-foyer-des-annees-1950-220320-180417
12. Deux ressources en anglais, les études de genre sur les effets du Covid-19 ont pour le moment peu inspiré les francophones : https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)30526-2/fulltext
https://www.nytimes.com/2020/03/12/us/women-coronavirus-greater-risk.html
13. Encore un article en anglais, mais il est trop super : Helen Lewis, « The Coronavirus is a disaster for feminism »
https://www.theatlantic.com/international/archive/2020/03/feminism-womens-rights-coronavirus-covid19/608302/
14. https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/18/le-journal-du-confinement-de-leila-slimani-jour-1-j-ai-dit-a-mes-enfants-que-c-etait-un-peu-comme-dans-la-belle-au-bois-dormant_6033596_3232.html
15. https://www.franceculture.fr/emissions/confinement-votre
16. On pense aussi à Belinda Cannone : https://www.la-croix.com/France/Belinda-Cannone-Il-faudrait-dire-Prenez-soin-monde-2020-03-31-1201087036
17. Hélène Pierson donne quelques pistes de réponses ici :
https://zone-critique.com/2020/03/25/slimani-mouawad-sexisme-deconfine/