Surgissement

Le jour où j’ai envoyé Mystère Occupation et expulsion du Surgissement #2

Samedi 19 mai. Alors qu’en début d’après-midi, une énorme occupation de 49 appartements avait été ouverte sur la rive gauche de Rouen par des collectifs de solidarité aux exilés, une deuxième ouverture était annoncée dans le cadre de Surgissement#2. Cette fois, moins clinquante que lors 1er mai, l’occupation était annoncée via un numéro de téléphone « mystère » pour tenir au courant les personnes intéressées. Une fois le rendez-vous lancé, la police n’a pas tardé à débarquer mettant fin à ce nouveau coup d’éclat aux bouts de deux heures. Une personne ayant participé à ce court événement nous envoie son récit.

Cher journal,

Samedi après-midi, posée en terrasse d’un café, un prospectus énigmatique estampillé Surgissement m’interpelle. La première fois que j’ai entendu parlé de Surgissement, c’est lorsqu’un bâtiment a été occupé sur l’île Lacroix début mai. J’avais regretté de ne pas y être passée avant son expulsion.

Le petit flyer aux allures de lettre de corbeau attise à fond ma curiosité. Il me suffit d’envoyer « mystère » au numéro indiqué, et je pourrais être de la partie. Je me lance.

Au début rien, et puis finalement une réponse : il faut venir à 20H tapante au gibier de potence, un bar du boulevard des belges, et attendre qu’on m’indique la suite.

J’ai un peu peur, mais l’excitation et la curiosité sont trop fortes pour imaginer faire autre chose de mon samedi soir. Je dois au moins savoir ce qui va se passer. J’irai dans mon bar habituel une prochaine fois.

Me voilà donc traînant devant le gibier à 20H. Il n’y a pas grand monde, je ne sais pas si je dois prendre un verre et m’asseoir à l’intérieur, guetter des signes à l’extérieur ou en parler aux gens. Une fille au bar me dit que je n’aurais sans doute pas le temps et qu’on va bientôt partir. En effet il commence à y avoir un peu de monde, une cinquantaine de personnes. Le groupe part. L’ambiance est calme et détendue. Je ne sais pas bien où l’on va, comme la plupart des gens, mais tout le monde semble serein.

Cent mètres plus loin, on arrive devant la porte principale d’un gigantesque bâtiment abandonné. Elle s’ouvre et on s’engouffre tous un par un dans le petit goulot qui mène dans un hall et une cour intérieure. Magnifique, ça a l’air encore plus grand que la capitainerie de l’île Lacroix. J’entends dire que c’est l’ancien Conseil Départemental de Seine-Maritime laissé à l’abandon depuis des années.

Exploration labyrinthique, toutes les pièces et les escaliers autour de la cour sont traversées par les nouveaux visiteurs. On se perd, on se retrouve, on observe aux fenêtres, je suis super excitée. Nos hôtes ont même pris soin de préparer une chouette décoration avec des banderoles, des ballons, des photos, des affiches sérigraphiées… Tout était prêt pour que la fête commence.

La porte se referme hâtivement : la police est déjà là. Ça c’est joué de peu qu’ils parviennent à rentrer. Dommage pour les retardataires qui n’ont pas eu le temps de s’engoufrer. Par la fenêtre je vois une vingtaine de personnes assises sur un bout de trottoir, attendant que les flics partent pour pouvoir eux aussi faire partie de la fête. Les festivités auront un peu de retard en fait, car toute la sono et tout l’alcool sont à l’extérieur. Un des musiciens à coté de moi en plaisante : s’il avait su qu’il n’y avait pas de bière, il serait resté dehors. D’autant plus que l’heure annoncée d’open bar est presque terminée.

Fini de visiter, un appel est lancé pour se réunir et profiter de ce temps pour discuter de ce qu’il va se passer. Je suis un peu stressée, là haut ils disent avoir vu d’autres camions arriver. On se regroupe à l’étage dans une pièce qui permet d’avoir un visu sur les flics, histoire de ne pas se faire surprendre. Certains nous expliquent que ça s’est passé de la même façon à la première occupation, et que la police était finalement repartie, faute de moyen légal d’effectuer une expulsion, dans un bâtiment occupé depuis plus de 48h d’après le constat d’huissier. Un autre réplique que c’est vrai, mais qu’il faut se méfier parce que la loi, bien souvent, les flics s’en fichent pas mal. Une décision est prise d’aller renforcer la défense de nos deux entrées. J’en reviens pas, je suis en train de faire des barricades, c’est une première, et c’est assez drôle. Faute de matériel, ce sont les portes des bureaux qui sont démontées et balancées pour consolider le barricadage.

Ceux qui font le guet aux fenêtres annoncent : ils sont plus nombreux, et ils ont mis des gants. Qu’est ce que ça veut dire ? Apparemment des voitures de BAC sont arrivées aussi. Quelques personnes improvisent une formation accélérée sur les contrôles d’identité, les garde à vue, la justice. C’est stressant, mais on me rassure sur mes droits : celui de garder le silence (conseillé absolument), de demander un avocat dont on me donne le nom, de contacter un proche, etc. On nous conseille de balancer dans les hautes herbes couteaux et shit si on en a, pour ne pas avoir d’ennui (les chiens sont là). Entre conseils juridiques et blagues potaches, c’est plutôt bonne ambiance. Peu importe ce qu’il se passe, on prend la décision de rester tous ensemble, de ne pas se lâcher.

Apparemment dehors, alors que les policiers tout équipés s’approchent de la porte, bélier en main, les gens présents à l’extérieur essaient de mettre la pression pour nous aider et leur rendre la tâche plus difficile. Depuis la fenêtre, je vois les flics se faire sifflés, insultés et recevoir quelques projectiles. Ils ont l’air en panique et dégainent leurs armes. La confusion est totale. Ils s’enfument eux-même avec leur gaz. Ça a l’air d’être le bordel et cela nous fait beaucoup rire.

On entend les premiers coups de bélier dans la porte. Tout le monde se regroupe. On va essayer de refuser les contrôles. « Les flics ont mis leurs casques, ils arrivent ». « On se lâche pas les gars, tenez vous ! ». J’agrippe mon voisin et ma voisine, on est tous dans la salle où devait avoir lieu le concert, maintenant plongée dans le noir. On entend qu’ils sont entrés, partout dans le bâtiment, mais ils sont un peu longs à nous trouver. Qu’est ce qu’on fait s’ils arrivent ? Un policier entre finalement dans la salle, seul. Et là, contre toute attente, quelqu’un lance le chant « joyeux anniversaire » repris à l’unisson. L’ambiance est surréaliste, les blagues et les rires l’emportent sur la peur. Leur arrivée en grandes pompes semble toute ridicule.

Avec mes nouveaux potes qui s’accrochent à mes bras, on se sert fort, et on se sent plus fort. Je crois que le flic qui est là et qui attend toujours ses collègues a aussi un peu envie de rire. Manquerait plus que ce soit vraiment son anniversaire. Ils arrivent, l’un d’entre eux nous demande de sortir en nous foutant sa lumière dans les yeux. « Ok mais alors on sort tous ensemble ». Bras-dessus bras-dessous, on marche jusqu’à l’entrée par laquelle on était arrivés en début de soirée, mais j’ai l’impression que c’était il y a des heures et des heures. On sort deux par deux et on se disperse une fois qu’on est sûr que tout le monde est bien sorti, qu’ils n’ont isolé personne. Il faut vite partir, les flics se font pressants. J’entends dans leur talkie-walkie que des « individus » (nos soutiens) les font courir dans tous les sens et perturbent la circulation à l’extérieur. J’ai hâte d’avoir les détails.

Je pars finalement boire un verre avec les gens que j’ai rencontré. On débriefe, on discute, on rigole. On cherche à savoir quelle sera la suite. En tout cas je suivrais avec attention le déroulement des prochains événements. D’ailleurs le mot tourne qu’un apéro-concert aura lieu dimanche 27 mai en guise de clôture de Surgissement.
Bisous journal, à demain.

Photos : Simon Louvet (76actu)