« On peut anticiper les choses en préparant en amont les forces de l’ordre, notamment en les faisant assumer la responsabilité de tuer. Les méthodes d’entraînement les plus récentes vous apprennent à tuer sans y penser. On sait faire en sorte que les gens tuent sans y penser ». David Grossman
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Pourquoi la police tue-t-elle autant aux États-Unis ? Les plus militants d’entre nous diront que c’est parce que tous les flics sont des bâtards. Ils n’ont peut-être pas tort sur ce point, mais ce n’est pas une réponse satisfaisante à 100%, en raison des différences entre la police américaine et les polices d’autres pays. A l’étranger, les flics rencontrent globalement les mêmes situations qu’ici, mais ils tuent beaucoup moins de gens. Souvent, les policiers meurtriers expliquent avoir craint pour leur propre vie. Mais ça ne veut pas dire que leur vie était réellement menacée. Pourquoi autant de policiers américains se croient sincèrement en danger de mort ? Pourquoi les flics US sont-ils aussi agressifs ? On trouve quelques éléments de réponse en s’intéressant aux formations proposées par le Lieutenant-Colonel David Grossman. Elles sont intitulées : “Pour un mental à l’épreuve des balles”. Plus de 100 services de police et des milliers, voire des dizaines de milliers d’agents à travers les États-Unis ont suivi les cours de Grossman ces vingt dernières années. C’est sans doute la personne qui a formé le plus de policiers. Et parmi les formateurs de la police, c’est le plus influent des États-Unis.
Les infos développées ici sont tirées et adaptées d’un épisode du podcast de Robert Evans, Behind the Bastards. Le bâtard du jour, c’est celui qui forme la police américaine au meurtre. L’émission a été enregistrée aux États-Unis, cinq ou six jours après l’assassinat de George Floyd et quelques heures après que des manifestants aient occupé et brûlé un commissariat de Minneapolis. Pour écouter l’émission (en anglais) et consulter les documents évoqués, c’est ici.
Le site Unicorn Riot a mis la main sur une copie d’un livret distribué par le Lieutenant-Colonel David Grossman lors de ses cours de “Mental à l’épreuve des balles”. Il contient même les notes manuscrites d’un flic qui a suivi la formation. On ne sait pas exactement ce que dit Grossman dans ses cours - quoiqu’il développe aussi sa pensée dans la presse - mais on sait ce que ce policier en a retenu.
Pour commencer, voilà comment se présente Grossman au début du livret pédagogique : « Le Lieutenant-Colonel Dave Grossman s’est retiré de l’armée après 23 ans de service passés à former des soldats américains dans le monde entier. Aujourd’hui, il est à la tête du Groupe de Recherche en Killologie. Chercheur internationalement reconnu, auteur, soldat et conférencier, il fait partie des principaux experts mondiaux dans le domaine des comportements violents et des causes de la criminalité. Cet ancien ranger a été professeur de science militaire et de psychologie à l’académie militaire de West Point. Fort de telles expériences, il a fondé une nouvelle discipline scientifique : la Killologie. »
Pour achever ces présentations, voici un article du magazine Men’s Journal qui nous en dit un peu plus sur ce en quoi il croit : « Son livre le plus connu, Sur le combat, développe une théorie selon laquelle les gens peuvent être classés en trois catégories : les moutons, les loups et les chiens de berger. Ces derniers qui ont “reçu le don d’être agressifs” ont la responsabilité de protéger les moutons des loups. La comparaison a depuis été adoptée par de nombreux militaires et groupes pro-armes. Les grosses productions hollywoodiennes ont intégré ce genre de théories. Dans le film American Sniper de Clint Eastwood, le père du futur soldat Chris Kyle fait un discours à table sur les loups, les moutons et les chiens de berger qui est directement inspiré des écrits de Grossman. »
Comme vous l’avez sans doute deviné, Grossman vient moins de la science que de la pop-psychologie. A son grand dam. Quand un journaliste lui demande quelles sont ses qualifications, il parle des “informations qu’il a amassées au fil des ans” et de sa “capacité à parler avec tout son cœur”. Il ajoute, en toute simplicité : « Je suis vraiment un des mieux placés sur cette planète dans un certain nombre de domaines. Qu’il s’agisse de préparer les gens à des situations potentiellement mortelles ou à jouer leur rôle de chien de berger, je sais bien que je fais autorité ».
Le programme d’entraînement de David Grossman commence par un graphique sur les agressions, les crimes (tous deux en baisse) et l’emprisonnement (en hausse). Le but est de suggérer que la diminution des premiers est due à l’augmentation des condamnations carcérales. Ce qu’il dit aux policiers, c’est que plus ils arrêtent de gens, moins il y a de crime aux États-Unis. En d’autres termes, il faut vider la rue de la racaille pour que la société aille mieux, point de vue sécurité. Malheureusement pour le Grossman, les gens qui étudient l’impact de l’emprisonnement sur la criminalité ne sont pas d’accord avec lui. Ce n’est pas que ses chiffres soient faux, mais les réunir ensemble comme s’ils étaient cause et conséquence, laisse dans l’ombre d’autres facteurs de baisse des agressions, tels que le niveau moyen d’études, le vieillissement de la population, l’augmentation de la confiance des consommateurs, etc.
Revenons-en au livret de formation. Il donne quelques chiffres sur les agressions violentes, suggérant que les villes sont plus dangereuses que jamais. Un reporter du magazine Mother Jones qui a suivi une de ces formations raconte que le monde moderne y est décrit comme « un endroit où les gangs essaient de battre des records de meurtres de policiers, où “dans chaque école”, il y a un gamin qui rêve “de collectionner les cadavres”. Son dernier livre, Génération Assassinat, insiste sur le fait que les jeux vidéo transforment les ados américains en tueurs de masse. La vague de “massacres” qu’on a connue récemment n’est qu’un début. (“Arrêtez d’appeler ça des fusillades, par pitié !”) Il tape sur son paperboard : “Ces BIP de crimes de BIP sont partout, BIP !” Il prévoit des attaques de transports scolaires et de garderies. “Les enfants de maternelles courent à deux à l’heure pendant maximum 20 mètres et après ils sont foutus.” Il poursuit : “Ils ne se feront pas attaquer qu’avec des flingues, mais avec des marteaux, des haches, des hachettes, des couteaux, des épées.” Sa voix monte d’une octave : “Ils vont s’en prendre aux petits enfants ! Vous croyez qu’ils ne s’en prendront pas aux garderies ? C’est déjà ce qui se passe en Chine. Quand vous entendrez parler d’un massacre dans une crèche, crie-t-il, dites-leur que Grossman l’avait vu venir” ». À cette étape du cours, le flic qui a suivi la formation note dans son livret : “Vous êtes le dernier rempart, de vrais héros qui servent l’Amérique en cette époque sombre et dégénérée”.
La page suivante est un graphique sur l’efficacité des soldats en fonction de la durée des combats. Il montre que l’efficacité fonctionnelle des soldats d’abord Apte au combat pendant une dizaine de jours, passe à État végétatif à 60 jours. Vous voyez l’opération qui est faite ici ? Grossman instille l’idée que les officiers de police sont comparables à des soldats dans des zones de guerre. Ce genre d’idée a du succès : à Minneapolis, par exemple, ça fait un certain temps que la police se comporte comme une armée d’occupation.
On passe ensuite à une petite pépite de l’idéologie de Grossman : la justification de l’homicide par la Bible. Ça commence par, en très gros, la question : « Tu ne tueras point ? ». Et ensuite, il y a une série de citations bibliques et leurs références : « Jésus dit : Tu ne commettras pas le meurtre », « David a tué ses dix mille », « Dieu hait […] les mains qui répandent le sang innocent », « Jésus dit : […] achète une épée », blablabla et une dernière référence, mais pas la moindre, qui rappelle que le premier Gentil à devenir chrétien était Cornelius, un centurion. Ce qu’il dit, c’est, en gros, Dieu aime les flics, Dieu est ok avec l’homicide tant que ce n’est pas le meurtre d’innocents. Et, à partir du moment où tu tues des non-innocents, Dieu veut que tu le fasses. Bien sûr, ça fait dingo, mais comme justification morale, c’est un argument de poids.
Il passe ensuite au document central de son programme de formation : une vidéo intitulée J’ai peur pour ma vie. Il y est question de Kyle Dinkheller, un policier tué en 1998. Une vidéo similaire est trouvable à partir d’un article de CNN qui commence par ces mots : « Si vous vous demandez pourquoi les policiers tirent sur les gens, vous trouverez sûrement des réponses dans ces trois minutes d’images. Le 12 janvier 1998, l’agent Kyle Dinkheller du comté de Laurens a fait le dernier contrôle routier de sa brève carrière ». La vidéo montre en effet un contrôle routier. L’agent arrête un homme assez âgé qui conduit n’importe comment. L’homme en question est agressif. Il refuse d’obtempérer. À un moment, il s’excite, s’agite et crie au flic de lui tirer dessus. Il hurle à Dinkheller qu’il est un vétéran du Vietnam. Le flic le frappe avec sa matraque. Le mec est sonné, il tombe, mais finit par se relever et court à sa voiture. Il attrape un fusil, il tire vers Dinkheller sans le toucher. Ce dernier lui tire dessus et le blesse, et là il se relève et tire sur le flic et le tue. La vidéo est atroce, on entend les cris du flic qui est en train de mourir. Peu importe ce que vous pensez de la police, Dinkheller semble avoir vraiment tout fait pour éviter de tirer sur ce type, même après qu’il a sorti son flingue.
La vidéo de CNN inclut des extraits d’un entretien avec le père de Kyle Dinkheller qui fait lui aussi de la formation à destination des flics. Ce qu’il retire des images du meurtre de son fils fait froid dans le dos : « Kyle était adjoint au shérif du comté de Laurens à Dublin, Georgia. C’était un bon officier. Étant son père, je suis le premier à dire que oui, il a fait des erreurs. Il était trop juste. Il était trop gentil. Il était comme ça. Mon fils a sorti sa matraque, a frappé l’homme à quelques reprises. Mais sa première erreur a été de le laisser se relever. Il aurait dû le maintenir au sol et le menotter. Il a donné toutes ses chances à ce type de poser son arme. Il ne voulait pas lui faire de mal. Ça n’a pas marché. »
La vidéo de la mort de Dinkheller a marqué un tournant dans l’histoire de la formation des forces de l’ordre. Non seulement son père fait la tournée des commissariats avec les images de sa mort, mais d’autres, notamment Grossman, les ont aussi adoptées. Cette vidéo est utilisée dans, au moins, 27 états. La société d’entraînement MILO Range en a même fait un jeu vidéo. Les nouvelles recrues jouent avec un faux flingue et doivent essayer de tuer le type qui a tué Dinkheller. CNN rapporte que « dans le comté de Bartow à Cartersville, Georgia, le capitaine Richey Harrell s’est servi de ce simulateur pour évaluer la propension à user de la force de 100 de ses hommes. À ceux qui mettaient trop de temps à tirer, Harell disait : “Qu’est-ce que tu attends ? Qu’est-ce que tu fais, nom de Dieu ? » »
Dans le plan de cours de Grossman, il est précisé que l’objectif de cette vidéo est d’aider les policiers à « déterminer les moments où l’emploi de la force létale est justifiée » et à « se souvenir que leur vie vaut plus qu’un procès ». Et il ne le dit pas ici, mais il le pense, c’est aussi que la vie d’un flic vaut plus que celle d’un autre, parce qu’il est flic.
Évidemment que le problème de la police superagressive dépasse largement la sphère d’influence de Grossman, mais en tant que figure influente de ce domaine, il a joué un rôle majeur dans la construction et la diffusion de cette horrible fable, qui repose sur la vidéo de Dinkheller, selon laquelle les policiers sont plus en danger aujourd’hui que par le passé. Et c’est tout à fait faux : le nombre de tirs mortels sur les policiers de la part des civils est en baisse depuis 40 ans. En 2014, 129 agents ont été tués en service. Ce n’est pas rien, mais pour que vous vous rendiez compte, la même année, 118 employés de commerce ont été tués au travail. Dans le classement des professions les plus meurtrières, la police est à la quatorzième place. Les pêcheurs, les bûcherons, les éboueurs et les chauffeurs de taxi ont plus de chance de mourir au travail que les flics. Ce ne sont, bien sûr, pas des chiffres que Grossman transmet. D’après Mother Jones, à ce moment de la formation, il dit plutôt que : « le nombre de morts dans la police a explosé. (C’est faux : le nombre annuel de policiers intentionnellement tués en service a été plus bas ces dix dernières années que dans les années 1980). Si la médecine d’urgence et les équipements de protection ne s’étaient pas perfectionnés depuis les années 1970, selon lui “le nombre de flic morts serait huit fois plus élevé” qu’il ne l’est aujourd’hui. Les chiffres qu’il avance ne sont pas justifiés ». Pendant ce temps, le policier en formation écrit dans son livret : « On sait qu’ils cherchent à tuer un flic. Alors pourquoi ils s’attendent à ce qu’on agisse différemment ? C’est eux qui commencent et c’est à nous de respecter les règles. »
Un autre truc que Grossman et compagnie ne disent pas c’est qui était Andrew Brannan, le gars qui a tué Dinkheller. L’article de CNN nous en apprend un peu plus : il « a passé trois ans au Vietnam, où son commandant a sauté sur une mine. Brannan n’est jamais vraiment revenu de la guerre. Au bruit d’une fusée-jouet, il se planquait sous le canapé. Il a abandonné ses études suite à une dépression nerveuse. Il n’a gardé aucun de ses emplois. Il s’est marié et a divorcé. Il a essayé de rallier la frontière canadienne à pied en partant du Mexique, ou New-York depuis le Tennessee. […] Quand son père est mort d’un cancer, il s’est retiré dans les bois du comté de Laurens et au début de l’année 1998, il n’avait plus d’antidépresseurs et de thymorégulateurs. Le 12 janvier, jour où il a été contrôlé par Dinkheller, il était sans traitement depuis 5 jours. » Certains pensent que Brannan essayait plus ou moins de se suicider indirectement, quand il a tiré sur Dinkheller sans le toucher. Leur hypothèse, c’est que sa blessure lui a fait un choc, l’a mis en « mode Vietnam » et que, seulement là, il a essayé de tuer Dinkheller.
À partir de la vidéo, Grossman parle à ses élèves choqués et en colère de ce que ses recherches lui ont enseigné sur leurs « adversaires », c’est-à-dire les civils qui vivent sur leur territoire d’intervention : des citoyens américains, devinez de quelle couleur en particulier. Il les met en garde : ils sont plus jeunes et en meilleure forme physique que les forces de l’ordre, ils ont plus l’habitude des fusillades et des bagarres violentes. Ils s’entraînent plus, ce qui n’est pas très dur car les policiers américains s’entraînent très peu au tir, et grâce à cet entraînement, n’hésitent pas à recourir à la violence. Il appuie ses propos sur une étude du FBI qui dit que les criminels qui ont tué des policiers étaient mieux entraînés au maniement des armes que les flics eux-mêmes. Mais là, Grossman ne précise pas qu’il parle de criminels spécifiques. Il dit juste « nos adversaires », ce qui peut désigner n’importe quelle personne à qui s’adresse la police.
Les pages suivantes sont consacrées à la communication non-verbale, qui peut aider les policiers à savoir quand un suspect nourrit le dessein de les attaquer. Par exemple, la phrase “Je ne mens pas” serait un indice que l’interlocuteur est en train de mentir et qu’il faut s’en méfier. Le problème avec la communication non-verbale, c’est que les gens sont notoirement mauvais pour l’interpréter. Le psychologue Paul Eckman de l’Université de San Francisco a dirigé une étude en 1994 sur le sujet. Il s’est aperçu de deux choses : la première, c’est que nous sommes presque tous persuadés d’être très forts pour deviner quand notre interlocuteur ment et la seconde, c’est que nous sommes presque tous en fait très mauvais à ce petit jeu.
Grossman dit que les gens qui regardent droit dans les yeux sont vraisemblablement plus honnêtes et donc moins dangereux. Encore une fois, il n’a rien compris. Les gens ont tendance à éviter les regards directs quand ils ont peur, et de quoi ils ont peur ? Des agents de police. Avec ses conneries, Grossman fait croire aux flics que les gens qui expriment de la peur, en évitant le regard ou en trifouillant avec leurs mains (et rappelons qu’ils peuvent avoir peur pour des raisons fondées, comme le fait d’être Noir face à un policier de Minneapolis) sont menaçants. Interpréter les signes de peur comme des indices de menace, voilà ce qu’il leur apprend à faire. Ce n’est pas la partie la plus spectaculaire de son programme, mais c’est la plus dangereuse. Ce n’est pas qu’il dit aux officiers en formation : “si quelqu’un détourne le regard ou est nerveux, descendez-le”, mais il leur raconte qu’ils sont de potentielle cibles d’attaques mortelles à tout moment. Que les gens attendent, tapis dans l’ombre, prêts à les fumer. Qu’ils peuvent basculer dans la barbarie et - ah oui, au fait ! tu sais qu’un suspect dangereux se reconnaît au fait qu’il ne regarde pas dans les yeux ?
Grossman a en tête une série d’études menées entre la fin de la seconde guerre mondiale et la fin de la guerre du Vietnam. En bref, elles disent que le temps de tir des soldats américains ne représentait que 15 à 20% du temps de combat, et que la plupart des soldats tiraient pour faire reculer l’ennemi plus que pour le tuer. L’armée a développé une méthode d’entraînement pour que les soldats sachent tirer automatiquement sur d’autres personnes, sans se poser de questions. Ensuite, au Vietnam, les soldats qui avaient été entraînés “comme il faut”, n’hésitaient plus à tuer. C’est une étude assez connue, très citée mais aussi très contestée, donc on ne va entrer ici dans les détails. Sachez juste que Grossman y croit. Dans une interview pour la chaîne PBS en 2004, il a bien exposé sa façon de considérer son travail. (Souvenez-vous qu’il dit tout ça en considérant que ce qu’il fait c’est rendre service aux flics) : « On peut anticiper les choses en préparant en amont les forces de l’ordre, notamment en les faisant assumer la responsabilité de tuer. Les méthodes d’entraînement les plus récentes vous apprennent à tuer sans y penser. On sait faire en sorte que les gens tuent sans y penser. Et franchement, sur le moment, il faut qu’ils puissent. Ceux qui n’en sont pas capables se feront tuer. Donc, c’est ce qu’on leur apprend. À un niveau inconscient, dans leur mémoire corporelle, comme un réflexe, ils ont appris à tuer : arme, boum, il est mort. Je sais dresser les corps pour tuer. Mais si votre esprit n’y est pas préparé aussi, qui est la prochaine victime ? C’est vous. Votre corps a été formaté pour tuer mais votre esprit n’est pas prêt. Alors, quand j’enseigne, la première chose sur laquelle j’insiste, c’est assumer le mot “tuer”. Vous pouvez lire des centaines de manuels militaires sans jamais rencontrer le mot “tuer”. C’est un vilain mot, obscène, choquant… Et pourtant c’est ce qu’on fait… »Il poursuit un peu plus loin : « Dans des conditions normales, pour une personne qui n’est pas en train de paniquer, au moment de faire feu, le cerveau antérieur s’éteint, passe le relai au mésencéphale qui résiste de toutes ses forces au fait de tuer une autre personne. La seule façon de vaincre la résistance du cerveau, c’est par un conditionnement efficace, en faisant du meurtre un réflexe conditionné. C’est ce que nous faisons. »
Il explique lui-même à PBS que ses formations ont pour but de niquer la tête des policiers: « si vous n’êtes pas préparés en amont et qu’on vous a juste appris à tuer, le traumatisme sera terrible, parce qu’il vous faudra vivre avec le poids d’un acte que votre corps, lui-même, condamne, que vous ne vouliez pas faire, que vous avez juste été programmé pour faire. »
En 2014, l’agent Jeronimo Yanez de Minneapolis a suivi les cours de Grossman. Deux ans plus tard, il a contrôlé un homme Noir, nommé Philando Castile, qui l’a informé, comme la loi l’exige, du fait qu’il portait une arme. Dans la seconde suivante, Yanez a sorti son flingue et abattu Castile sous les yeux de sa petite amie. Poursuivi pour meurtre, il a été jugé non-coupable en 2017. Ce meurtre n’a pas marqué la fin de la carrière de Grossman en tant que formateur, mais ça lui a mis un coup. À Santa Clara (Californie) une session de formation a été annulée, la shérif disant que ses hommes étaient des pacificateurs avant d’être des soldats. Il y a eu une avalanche de critiques contre Grossman, il a perdu du fric et des contrats. C’est comme ça que Mother Jones a eu l’idée d’enquêter sur lui, d’infiltrer ses cours et d’interviewer des experts du maintien de l’ordre qui critiquent son approche. Voici ce que Craig Atkinson, réalisateur du documentaire Do Not Resist sur la militarisation de la police en dit : « ”Les cours de Grossman, c’est de la peur-nographie”. Il se demande comment ça se serait passé pour Castile si l’agent Yanez n’avait jamais entendu Grossman lui dire que “chaque contrôle routier pour être le dernier de sa vie”. “Grossman, c’est plus un coach en motivation qu’un formateur”, dit Seth Stoughton, ancien flic et spécialiste de la législation de la police à l’Université de Caroline du Sud. D’après lui, dans la vision du monde de Grossman “l’officier c’est le héros, le guerrier, la noble figure qui brave les ténèbres où les autres ont peur de s’enfoncer et qui, par la force de sa volonté, rétablit l’ordre au sein du chaos.” Toujours d’après lui, “c’est une vision de la police qui est totalement dépassée, qui n’a aucune espèce de réalité et qui est potentiellement carrément dangereuse”. Le professeur de droit pénal, spécialiste des questions de responsabilité policière, Samuel Walker, dit que le contenu des cours de Grossman est “ok pour les Forces spéciales, mais inacceptable pour la sécurité intérieure. Les meilleurs chefs de police du pays ne veulent rien avoir à voir avec ça” ».
Comme on peut s’en douter, le Lieutenant-Colonel Dave Grossman n’a rien de positif à dire sur le mouvement Black Lives Matter, qui a « du sang sur les mains » et dont les manifs sont des « trahisons ». Et sur les médias ? Ce sont des salauds. Ils sont injustes dans leur façon de couvrir les violences policières. Lorsque le taux d’homicide a légèrement augmenté en 2015, Grossman a interprété ça comme l’“effet Ferguson”. En gros, le mouvement de protestation suite au meurtre de Michael Brown par un policier blanc a, d’après lui, a mis la pression aux flics, les a empêchés de faire correctement leur travail, d’où la hausse des crimes. C’est n’imp, mais lui il y croit vraiment. Et il croit aussi à son histoire de chien de berger. “Le chien de berger, dit-il, ressemble beaucoup au loup. Il a des crocs et peut être violent. Par contre, il ne doit pas, ne peut pas, en aucun cas, s’en prendre aux moutons. S’il le fait intentionnellement, ne serait-ce qu’un peu, il sera puni et écarté.” Pour lui, bien sûr, la police ne s’en prend jamais intentionnellement aux petits moutons, aux innocents. Quand le journaliste du Men’s Journal aborde le sujet, voilà ce qui se passe : « Dans les cas récents et très médiatisés de meurtres par la police, il n’y en a presque aucun que Grossman trouve injustifié. Par exemple, Eric Garner qui s’est fait étranglé par les flics de New-York et dont les derniers mots ont été [comme George Floyd] : I can’t breathe (je ne peux pas respirer). « Si tu peux parler, c’est que tu peux respirer, répond Grossman. Garner avait des problèmes cardiaques. La leçon à retenir c’est de pas se mesurer aux flics quand on a des problèmes cardiaques ». Autre exemple, Tamir Rice, ce garçon de 12 ans, tué dans un parc à Cleveland alors qu’il jouait avec un pistolet en plastique. « Ah, si vous aviez un flingue pointé sur vous… dit Grossman, pour défendre le flic qui, rappelons-le, n’avait pas de flingue pointé sur lui. Ce cas-là est limite. Vous allez pas m’avoir comme ça » ». T’as raison, c’est limite.
Pour lui, la police n’a aucun préjugé contre les Noirs, rien qui puisse expliquer qu’elle les tue plus massivement que les Blancs : « Le plus gros préjugé de notre société, c’est celui contre les flics. Dans 10 000 émissions de télé et 500 films, les Noirs ne sont jamais les méchants. Citez-moi un seul film de policiers dans les 30 dernières années où il n’y avait pas un ripou ou un mauvais flic. » Par contre, il pense que la police pourrait bénéficier de quelques changements. Lesquels ? « Quand les gens disent que le maintien de l’ordre ne fonctionne pas bien, ils ont raison, et ce qui ne fonctionne pas bien, c’est le manque de sommeil ». Il croit que quand les flics tirent à mauvais escient, ce n’est pas parce qu’ils sont racistes, qu’ils ont peur, qu’ils ont besoin d’être mieux formés ou parce qu’on les a dressés à tuer sans réfléchir, mais parce qu’ils sont très très fatigués. Physiquement et mentalement. Ils font de longues journées et des heures sup, ils manquent de sommeil, ce qui « est la première cause d’erreurs de jugement, de problèmes déontologiques et de mésusage de la force. Si je pouvais changer quelque chose dans le fonctionnement des forces de l’ordre, conclut-il, j’instaurerais le sommeil obligatoire ».
Pour finir, je voudrais raconter une anecdote, quelque chose que j’ai vu de mes propres yeux à Mossoul, en Irak, lors des affrontements contre Daech, et qui m’a fait halluciner. L’armée irakienne a derrière elle une longue histoire de saloperies, commises avant et après la chute de Saddam Hussein. Beaucoup de violence. Mais voilà, j’étais vraiment au front, au plus proche du territoire de l’État Islamique : j’étais devant un bâtiment bombardé et de l’autre côté de la rue, à trois mètres, c’était la zone de l’État Islamique. Ils étaient là, derrière le bâtiment d’à-côté. Et il y avait des vagues de gens, de réfugiés, dont les maisons avaient été détruites - parfois quelques minutes auparavant par des bombes - et ces gens venaient vers nous, en ligne, en portant tout ce qu’ils avaient sur leurs dos. Ils venaient du territoire de Daech. Ils arrivaient devant des policiers irakiens qui les fouillaient à la recherche de bombes, qui contrôlaient leurs affaires avec des détecteurs d’explosifs. Ces flics irakiens avaient tous perdus des amis dans les jours précédents, tués par les kamikazes de Daech. Ils étaient au beau milieu d’une foule de gens en provenance directe du territoire ennemi, avec d’énormes sacs. C’était super tendu. Et à plusieurs reprises, j’ai vu des soldats irakiens, avec leurs armes et leurs détecteurs, attraper un sac pour le fouiller et la personne ne voulait pas leur laisser ses affaires et résistait… J’avais trop peur, parce que ça aurait pu être un type avec une bombe dans son sac, prêt à la faire péter. Mais à aucun moment, je n’ai vu ces soldats irakiens, ne serait-ce que, pointer leur arme sur un civil. Et je vous parle de mecs de 18-19 ans, avec presque aucun entraînement, qui se chient dessus et dont les amis sont parfois morts dans ce genre de circonstances. À mon avis, des policiers américains à leur place, auraient réagi beaucoup plus violemment, ils auraient fait un carnage. C’est une idée qui ne m’a jamais quitté.
Adapté de Robert Evans, « The man who teaches our cops to kill »,
Behind the bastards, 1er juin 2020.