Des lecteurs nous font parvenir ce nouvel entretien avec une personne qui travaille dans un centre d’hébergement d’urgence.
En pleine crise sanitaire, qui n’a jamais été aussi sociale, voilà que l’ordre morale intime à tout le monde de « restez chez soi ». Mais que fait-on quand, comme des centaines de milliers de personnes, la misère liée au capitalisme nous dépossède même d’un « chez soi » ? À l’instar des prisons, beaucoup de lieux dits de « vie », de « soin » ou « d’accueil » - comme les HP, les CAO ou les EPHAD – deviennent de véritables lieux d’enfermement. Les centre d’hébergement dit « d’urgence », ainsi que celles et ceux qui y sont accueillis et qui y travaillent, sont plus que jamais invisibilisés. C’est pourquoi, il nous paraît essentiel d’ouvrir une fenêtre vers ces espaces clos, lieux de damnation sociale, trop souvent méconnus.
A l’heure où la rationalisation et la gestion du vivant prend une place démesurée, ce témoignage laisse imaginer que cette expérience créera un précédent.
Quels publics accueillez-vous ?
Quand tu appelles le 115 tu es placé en Centre d’hébergement d’urgence s’il y a de la place et notamment si tu es une personne vulnérable. Par exemple, si t’as des problèmes de santé ou si t’es une femme seule à la rue tu vas être prioritaire. Enfin j’imagine.
Ici c’est principalement ce qu’ils appellent « les grands marginaux ». Donc des personnes qui ont des années de rue et qui sont difficilement ré-insérables dans la société avec un appartement et tout ce qui va avec. Donc des grands marginaux, qui sont pour un bon nombre addicts à l’alcool. Avant le confinement l’alcool était interdit sur les structures.
C’est souvent des personnes âgées, plus de 40 ans, plus de 50 ans. Il y a même des personnes qui ont entre 70 et 80 ans mais eux ont une chambre permanente. Ici ils sont 2 ou 3 par chambre.
Peux-tu expliquer en quoi consiste ton travail en temps normal ?
En temps normal, on travaille soit du matin soit du soir.
Le matin on est une équipe de 3 personnes. On réveille les personnes, prépare et sert le petit déjeuner. Les gens sont là uniquement pour la nuit et ils doivent partir à 9H maximum avec toutes leurs affaires. Puis quand tout le monde est parti, il faut faire le ménage. Tu nettoies toutes les chambres une à une, les lieux communs, tu mets le linge à tourner, tout ça… Avant le confinement c’était des draps jetables donc on lavait juste les couvertures. Voilà, ça c’est la journée jusqu’à 16h30.
Avant, il y a encore un an, c’était une entreprise extérieure qui faisait le ménage. Mais avec les problèmes de budget maintenant c’est le personnel. Avant on était un peu plus connectés à la maraude et aux éducs, on accompagnait un peu plus les gens, par exemple sur rdv médicaux.
Le soir, les horaires c’est 16h-23h30. Avant le confinement tu accueillais les gens orientés par le 115. Ils devaient arriver entre 17h et 20h. Une fois qu’ils sont sur la structure, ils ne peuvent plus ressortir sinon ils perdent leur place, pareil s’ils n’arrivent pas avant 20h. D’autres personnes en attente prennent alors les places vacantes. Sachant que l’alcool est interdit sur les structures normalement, les personnes arrivaient souvent complètement défoncées pour tenir la nuit. L’idée était de les accueillir tant qu’ils tiennent debout, s’ils n’ont pas besoin qu’on les aide pour marcher. Sinon on leur demande d’aller faire un petit tour pour redescendre un peu.
Après 20h, tu enchaines avec le service du soir, des plateaux repas qui arrivent d’une association, et on clean tout. Après le repas les gens sont tranquilles normalement, s’il n’y a pas de souci, et y a toujours la télé. Mais on est sollicité tout le temps. Il y a toujours des petites demandes, toujours des trucs, il faut être à l’écoute de chacun et chacune. Voilà, c’est assez speed. À 23h il y a l’équipe de nuit avec les veilleurs qui prennent le relai.
Et depuis le confinement ça a changé ?
Ah oui, complétement !
L’asso a doublé les équipes. Chaque équipe, que ce soit la nuit, le matin ou la soirée. Notamment par des renforts d’autres services de l’association qui ont fermé, donc c’est des personnels titulaires qui sont repositionnés sur les structures encore ouvertes.
Et les personnes sont confinées H-24. Une liste a été faite au début du confinement. Sachant qu’avec l’annonce du confinement ils ont dû s’organiser très vite. Ça a été très court. Avec l’expérience et la connaissance des personnes, ils ont fait une liste en essayant de placer les gens en fonction de leur profil sur les différentes structures. Chaque structure a un peu une ambiance. Des équipes sont beaucoup plus habituées à être avec un public qui est sous alcool par exemple. Alors que dans certaines structures il y a des enfants, des familles, c’est carrément une autre ambiance. Et ça amène différentes compétences à avoir, une autre attention. Du coup, ils ont placé les gens et personne ne sort, tout le monde reste confiné toute la journée, jusqu’à la fin du confinement. Au début, il y avait une soixantaine de personnes, et là on est descendu à 45 par des départs volontaires et peut-être une ou deux exclusions.
Ils ont le droit de partir mais s’ils font ça, ils ne peuvent plus revenir du tout ?
C’est ça ! Ce sont les règles de vie en collectivité en confinement. Malgré qu’ils revendiquent qu’eux aussi peuvent avoir une attestation pour sortir, et ils ont raison. Ne serait-ce que pour marcher. Mais on a des directives qui disent que, comme c’est une collectivité et qu’on est de fait les uns sur les autres sans moyen de respecter les distances, si ne serait-ce qu’une personne sort et ramène le virus ou des trucs, ça va être très rapide pour que tout le monde soit malade. Donc l’idée c’est que personne ne sorte. Ce qui est un peu délicat car les gens qui travaillent, l’équipe, vont et viennent.
Et les gens étaient au courant dès le début qu’ils ne pourraient plus sortir ?
Oui oui. On leur a expliqué.
Après c’était aussi à tâtonnement pour l’organisation. Là on commence à être bien rodé.
Parce qu’après, ici, il y a la question de l’alcool qui a été posée. Etant donné qu’avant c’était que la nuit et que c’était interdit. Là, pour des questions médicales on ne peut pas laisser les gens H-24 sans alcool. Ils sont dépendants. Les crises de manques ça peut être très dangereux pour eux. Du coup, ont été mises en place les fameuses salles d’alcool. Au début on ne connaissait pas les consommations des gens. L’association amenait les bières et le tabac et on observait un peu combien les personnes consomment. Aujourd’hui on arrive à peu près à avoir une liste avec chaque nom, le nombre de conso et quel type de conso par jour les gens ont besoin. Parce que ce n’était pas l’idée d’ouvrir un bar mais de pallier au manque. Ce n’est pas boire pour le plaisir, c’est boire par besoin. On a eu des contacts avec des addictologues mais ils ont dit que ça ne servait à rien qu’ils viennent sur les structures car ils ne connaissent pas les personnes, ça demande du temps. Mais c’est vrai qu’on en aurait besoin quand même, étant donné que c’est nouveau pour nous, qu’on nous aide à voir des petits signes, à porter l’attention sur je ne sais pas moi… quelqu’un qui aurait des tremblements ou de la température. Ça peut déclencher plusieurs symptômes le manque.
Comment ont-ils accès à cette salle d’alcool, le seul endroit du centre où c’est autorisé de boire si j’ai bien compris ?
C’est sur demande. Les personnes se pointent. On a mis en place 3 ou 4 tranches horaires du matin 9h jusqu’au soir 23h parce qu’il y a des moments où ce n’est pas possible. Par exemple pendant le service, la bouffe ou les moments de transmission on a besoin de toute l’équipe. Et pour la nuit on file des bouteilles de sirop très très sucré pour tenir, pour éviter un maximum de devoir donner une bière pendant la nuit. Après s’il y a un souci les veilleurs de nuit peuvent donner ce qu’il faut.
Qui achète l’alcool, le tabac, etc ?
Les personnes qui ont des revenus font une liste de course deux fois par semaine. Elles font leur liste et donnent leurs sous ou leur carte bancaire aux éducs qui vont faire les courses. Et depuis quelques semaines ce sont des bénévoles qui vont faire les courses.
Pour celles et ceux qui n’ont pas de revenu c’est l’association qui avance. On tient un registre où chaque consommation est écrite avec l’heure, la quantité, le type de conso. Chaque conso, tout dépannage est dû, il va falloir que ce soit payé un jour mais je ne sais pas du tout comment ça va s’organiser. Avant, à la rue ils pouvaient faire la manche mais là ils n’ont plus de revenu.
Comment les gens s’occupent la journée à l’intérieur ?
Ils ont leur chambre, ils vivent à leur rythme, ils se réveillent quand ils veulent. Il n’y a pas d’horaire, c’est eux qui gèrent. Il y a juste les horaires des repas. Le petit dej’ c’est de 6h30 jusqu’à 10h30 maintenant.
Ce qui change aussi ce sont les repas. On fait 3 services pour ne pas avoir plus de 20 personnes dans le réfectoire pour respecter les distances, 2 personnes par table de 4 et on les sert à table directement alors qu’avant ils faisaient la queue au comptoir et prenaient leur plateau. On désinfecte tout le réfectoire entre chaque service.
C’est quand même marrant que ce soit désinfecté entre chaque service alors que, étant donné que les gens ne sortent pas, normalement il ne devrait pas y avoir de risque.
Bah ouais ! Mais c’est les directives. C’est ça et puis il y a plein de petites choses qui posent question, où tu te dis « c’est bien de les faire » mais tu ne sais pas trop. Parce que, au final, les gens sont toujours les uns à côté des autres. Quand ils fument leur clope, ils sont assis sur le banc, il n’y a pas de distance. C’est juste au moment du repas.
Aujourd’hui on désinfecte, on a ce qu’il faut pour le ménage. Mais avant qu’il y ait le virus, il y en avait besoin aussi sauf qu’on ne le faisait pas. Parce que tu peux avoir la gale, tu as des poux, des poux de corps, tu as plein de trucs qui sont craignos au niveau contagion. C’est hyper rapide mais on ne faisait pas tout ça et on n’avait pas d’équipement pour faire le ménage. On n’avait pas de blouse, on n’avait pas tout ça.
Maintenant comment ça se passe pour le ménage ? Vous effectuez toujours les mêmes tâches ?
On est deux fois plus nombreux et c’est beaucoup plus agréable de faire la journée. Parce que tu as un peu de ménage mais tu es surtout avec les gens. Tu ne nettoies pas tout seul dans ton coin. Les gens participent aussi à nettoyer le couloir et ils font leur chambre eux-mêmes. Ils ne sont pas obligés et c’est toujours un peu les mêmes mais bon… On a mis de l’équipement de nettoyage dans les couloirs à chaque étage et tout le monde peut se servir. Donc les gens sont autonomes, on va juste leur demander de faire leur chambre si ça devient trop hardcore mais sinon ils se débrouillent. On ne fait plus que les chambres des personnes âgées ou en fauteuil.
Comment les gens vivent le fait de ne pas pouvoir sortir du tout ? Ils n’ont pas l’impression d’être en prison ?
Ho si ! La prison, on l’entend assez souvent. D’ailleurs, il y a des collègues qui rappellent que ce n’est pas une prison et qui disent « à tout moment vous pouvez sortir ». Sauf qu’en fait, c’est sortir pour ne pas revenir, sortir pour se retrouver sans solution.
Puis c’est des gens qui étaient complétement autonomes et qui sont devenus complètement dépendants. S’ils veulent quoi que ce soit, leurs clopes, leurs bières, mais aussi les petits plaisirs comme un soda ou le journal, ou n’importe quoi, ils ne peuvent pas. Ils sont obligés d’attendre. C’est comme en prison quand tu cantines. Tu es obligé de faire une liste, de mettre tes thunes et d’attendre que tes courses soient faites. Puis après tu dois encore aller récupérer ton sac.
Donc le parallèle avec la taule, je crois que ce n’est pas déconnant. Après on essaye que ça n’y ressemble pas trop. C’est quand même une mise à l’abri avant tout…
Comment passe le temps la journée à l’intérieur ?
Avant, le confinement c’était de 15 jours en 15 jours, donc c’était un peu compliqué, un peu au jour le jour. Et puis nous on a beaucoup de tâches, il y a beaucoup de demandes. Et les salles d’alcool ça prend du temps. Tu ne t’enquilles pas une 8.6 en 5 minutes, ça prend du temps. C’est aussi un moment où les gens parlent et ont besoin de parler donc tu peux rester une, deux ou trois heures. Et pendant ce temps-là, tu ne peux pas proposer autre chose. Il faut réussir à se repartir. Bien sûr, tout le monde ne boit pas. Il doit y en avoir une bonne vingtaine qui boit.
Autrement ça dépend vraiment des gens. Il y en a beaucoup qui restent dans leur chambre, qui dorment, qui essayent de passer le temps, un peu comme en taule ! Il y a une salle projection qui a été ouverte, un petit salon avec un écran où ils passent des films avec un videoproj mais là, ça commence à tourner en boucle. Il va falloir qu’on amène d’autres films. Il y a aussi la télé en bas, la pétanque…. Mais bon, la plupart se font grave chier ! Tu les vois, ils tournent un peu en rond, ils viennent nous voir pour discuter.
Est-ce qu’ils regardent beaucoup les infos sur le virus ? est-ce qu’ils sont angoissés ? est-ce qu’ils ont peur ou est-ce qu’ils s’en foutent ?
Je pense qu’il y a un peu de tout, tous les états d’esprit. Il y en a qui font vraiment attention dans l’espace. Et t’en as qui disent que c’est des conneries.
La télé devient un peu le seul regard vers l’extérieur mais ce n’est pas les informations qui tournent en boucle. Souvent ils mettent les jeux télévisés, les 12 coups de midi tout ça, où ils jouent à répondre aux questions. Ils aiment beaucoup quand il y a des téléfilms ou des trucs comme ça. Souvent il y a le 13h et le 20h mais ce n’est pas BFM, ni les infos en boucle.
Mais autrement… ils se font grave chier.
Il y a tellement de profils différents. Il y a aussi quelques personnes qui ont l’asile ou qui n’ont pas de papier du tout. C’est un accueil inconditionnel, on ne demande pas le statut. Il y a aussi des personnes qui sont très seules, qui sont très isolées, parce qu’ils ne parlent pas français, pas anglais, parce qu’ils ne connaissent personne et la communication est très compliquée. Il faut faire plus attention.
Pour les sans-pap, j’imagine qu’ils ne peuvent pas faire de démarches administratives, qu’il n’y a pas de cours de français, que tout est bloqué ?
Ouais ouais. Là, tu ne peux rien faire.
Et par rapport au virus, vous avez quoi comme protection, des masques, des gants, il y a un protocole particulier ? Est-ce que vous avez les moyens suffisants ?
Jusqu’à il y a une semaine ce n’était pas obligatoire. Maintenant c’est port du masque obligatoire, on a des masques chirurgicaux.
Donc les masques c’est pour le personnel mais pas pour les autres gens ?
Oui, seulement le personnel. On a eu la réflexion, des gens qui disaient « ils me font rire avec leurs masques mais nous on n’a rien ». Mais nous sommes celles et ceux qui sortent dehors et qui risquent d’amener le virus, les personnes hébergées sont confinées depuis le début, personne n’est malade. Les masques sont là pour éviter la propagation du virus par les employé.es. On a un masque par jour et puis des gants. On nous a proposé la charlotte mais bon…
Et le masque vous le gardez en permanence ? mais des fois vous devez avoir envie de l’enlever ?
(rire) Oui. Moi souvent je le descends parce que j’ai l’impression de suffoquer là-dedans. Je ne le porte que quand vraiment je suis en distance rapprochée. Mais ça dépend aussi beaucoup des collègues, tout le monde n’a pas le même état d’esprit sur cette situation. Moi je suis plutôt relax, quand d’autres collègues sont très stressés et ont vraiment l’impression d’être « en première ligne » comme ils disent et d’être oubliés.
Ça crée un peu une psychose. On a un cas de suspicion. La personne reste confinée complètement dans sa chambre. On lui apporte le repas et on prend sa température plusieurs fois par jour. Et pour ça, quand on rentre dans la chambre, là, on doit mettre un masque FFP2. On en a mais on doit les utiliser uniquement quand on est en contact avec quelqu’un qui est suspicieux ou qui a le virus.
Mais parce qu’il a été testé ce monsieur ? Il a des symptômes ?
Il avait tous les symptômes. Il a été testé négatif. Mais comme on sait que les tests ne sont pas fiables, il reste quand même dans sa chambre. Par chance c’est quelqu’un d’assez solitaire qui n’allait pas vraiment sur les espaces collectifs. Parce que ce n’est pas évident de rester dans une chambre de 9m2.
Et pour combien de temps ?
Normalement c’est 14 jours la « quarantaine ». Il était dans un autre centre avant.
Donc on vous a ramené quelqu’un qui a potentiellement le COVID dans une structure fermée ?
Ouais ! En fait les personnes qui peuvent entrer dans la structure sont des personnes qui ont déjà été confinées dans d’autres structures. Sauf que, c’est aussi des débats entre les collègues : « pourquoi on ne fait pas rentrer des personnes qui sont à la rue et qui potentiellement n’ont rien, plutôt que des personnes qui ont quelque chose ? ».
Par rapport au risque sanitaire, est-ce que tu as pensé au droit de retrait ? Même si je ne suis pas sûre que ça existe pour les contractuelles comme toi. Est-ce que tu t’es posé la question d’y aller ou pas, par rapport au virus ?
Pas du tout. En fait, c’est même moi qui ait demandé à retravailler. J’étais à l’étranger et je suis rentrée plus tôt. J’avais vraiment envie de voir comment ça aller se passer pour les gens en confinement. Pour moi c’était aussi une manière d’être utile, de faire quelque chose. Je savais que ce serait un beau bordel, j’avais envie de participer et d’être auprès des gens.
Ça ne me fait pas peur, je prends mes précautions. Et je suis contractuelle donc à tout moment je pourrais refuser quand on me propose des heures. Mais ça m’intéresse vraiment ce qu’il s’y passe. Et puis j’en ai besoin aussi, de sortir et de faire quelque chose. Je ne peux pas rester tranquille chez moi sachant ce qu’il se passe.
Donc par rapport au virus, tu n’as pas l’impression d’être en danger ou de mettre en danger ton entourage ?
Pour moi-même je n’ai pas peur. Je me suis quand même posé la question avant de proposer mes disponibilités pour rebosser, notamment par apport à mon compagnon. En me disant « est-ce que je le mets en danger ? ». Je me suis posé la question aussi quand je vois des amis, bon, ça normalement on ne le fait pas donc chut… ! Mais, quand je vois qu’en fait, à part le monsieur qui reste dans sa chambre, personne n’est malade ; que en fait, il n’y a pas plus de risques qu’avant d’attraper la gale ou plein d’autres trucs ; que je prends toutes les précautions qu’il faut, je n’ai pas peur. Puis de manière personnelle, je ne suis pas dans cette peur-là.
Et comment c’est vécu par ton entourage ?
Ma famille je leur ai dit que j’avais repris le boulot, ils savent ce que je fais. Ils sont un peu inquiets mais ils n’en font pas des tonnes non plus. Ils disent « prends soin de toi, prends toutes les précautions » mais je ne sens pas une inquiétude plus que ça ou un rejet.
Sinon, quelle ambiance il y a sur ton lieu de travail avec les collègues ? Est-ce que ça a créé plus de solidarité ou de conflictualité ?
Ça dépend vraiment des équipes. Il y avait une équipe par exemple qui était plutôt comme moi, relax tout en faisant attention, pas dans la psychose du truc. Et une autre équipe où, là, si tu ne portais pas de masque, avant que ce soit obligatoire, tu étais regardée, tu te sentais jugée. De même que si tu étais dans l’autre équipe, si tu portais un masque, tu serais le seul. Je pense que ça montre davantage les manières de penser, les personnes qui sont hyper sur les règles, qui ne laissent rien passer, contrairement aux gens qui sont plutôt conciliants. C’est sûr que ça marque une différence.
Et entre les usagers comment ça se passe ? Il y a des tensions ?
Ho oui ! Ce sont des personnes qui n’ont pas choisi de vivre ensemble, qui ne se connaissaient pas, qui ont différents modes de vie. Par exemple, t’as des personnes qui ne comprennent pas pourquoi certains peuvent boire alors qu’eux ne peuvent pas. Il y en a qui se disent « il fait beau, moi je boirais bien une bière en terrasse comme tout le monde » sauf que là, les personnes qui boivent des bières ce n’est pas pour le plaisir, c’est un contexte différent. C’est comme un traitement. D’autres ne comprennent carrément pas la consommation d’alcool, parce qu’ils viennent d’ailleurs et qu’ils ont une autre conception ou qu’ils sont religieux et ils n’acceptent pas de voir ça. Il faut essayer de lier tout ça, de déconstruire un peu, d’expliquer la consommation d’alcool dans ce cas de figure.
L’interdiction de boire par plaisir vous en débâtez entre les collègues ?
Oui, tout le monde est d’accord sur le fait qu’une bière au soleil est très agréable, mais dans une structure comme celle-ci ça peut vite devenir ingérable pour le stockage, les suivis, les dérives…
Parce que ça questionne quand même.
Oui c’est sûr. Après je pense qu’il y a la peur. Enfin la peur… il y a des abus par moment, il y a des vols, il y a des grosses tensions. L’alcool amplifie vraiment tout ça donc de base c’est interdit sur les structures pour éviter que tout soit amplifié. Ce sont déjà des personnes qui sont très tendues de base. Ça peut partir à tout moment. Et pour une connerie, pour un regard, pour n’importe quoi !
Et puis il y a aussi des personnes qui ont des pathologies psy qu’on ne connaît pas. Ou qu’on devine mais on n’est pas du tout compétents pour accompagner ces personnes-là. On fait au mieux, avec le bon sens.
Mais d’ailleurs est-ce qu’il y a d’autres professionnels de la santé qui viennent pour vous aider, des infirmiers psy, des psychologues, des médecins ?
Normalement on a une permanence psy mais il me semble que ce n’est que pour les équipes, pour les salariés. Après il y a des aides-soignantes qui viennent pour des personnes qui ont des traitements lourds ou qui ont des soins à faire. Il y a aussi des personnes qui viennent aider à la toilette, un peu comme des aides à domicile.
Les éducs sont avec nous. Ils peuvent gérer les situations, ils ont une connaissance plus profonde des situations de chacun et de chacune, que ce soit administratif ou médical.
Sinon on peut toujours appeler la PASS (Permanence d’Accès aux Soins de Santé) par exemple, ou l’EPSM (Établissement Public de Santé Mentale). On peut faire appel aux gens à l’extérieur mais il n’y a personne sur la structure.
Et est-ce que vous avez du soutien au niveau syndical, de l’information ?
Tout ce que je sais c’est qu’il y avait des blagues en disant « c’est bon, on va pouvoir travailler 70h ». Enfin bref, nan je n’ai pas de connaissance de syndicat. Étant donné que je suis remplaçante, je ne suis pas là tout le temps et je n’ai pas accès aux réunions.
Avec tout ça comment tu te sens au travail ? et quand tu rentres chez toi ? Ça va ?
Au travail… Ça dépend aussi des équipes. Il y a des fois où le statut de remplaçant tu le sens plus qu’avec d’autres équipes, du coup tu es moins à l’aise, tu prends moins d’initiatives alors que tu connais le job et puis avec le confinement tu prends assez vite le rythme. Mais il y a des équipes avec qui je suis au même niveau et je peux tout gérer, chaque tâche, il n’y a pas de problème.
Après c’est un boulot où ça dépend vraiment des journées et des humeurs de chacun. Il y a des journées où ça se passe super bien, où tu es en bonne communication avec les gens, il n’y a pas du tout de tension, avec l’équipe ça va… donc quand tu sors ça va. Tu es fatiguée mais ça va. Moi j’ai toujours besoin de débriefer un peu avec mon compagnon. Parce que je suis comme ça et que c’est quand même des situations où tu entends des histoires, des trucs durs auxquels c’est difficile de s’habituer. Tu réfléchis aux solutions, à comment faire, ça reste dans la tête en rentrant chez toi.
Si j’ai bien compris, avec le confinement votre boulot a beaucoup changé ? Avant vous faisiez plus de logistique, de ménage, etc. et là on dirait que vous vous retrouvez plus à faire un travail d’animateur, voire même d’éduc ?
Ouais, ouais. Carrément même.
En soirée pas trop, parce qu’il n’y avait pas trop de tâches de ménage même si c’était quand même la logistique, le stock de bouffe, tout ça. Mais on était avec les gens.
Avec le confinement le rythme s’est ralenti aussi. Ce qui permet d’être plus avec les gens, de prendre le temps, par exemple de faire une partie de pétanque, de parler. Alors qu’avant on était plus speed, c’était plutôt dans les couloirs comme ça vite fait ou le temps d’un clope.
On est vraiment « Accueillant ». Il y a aussi un autre mot, c’est maitre ou maitresse de maison, donc c’est vraiment la personne qui gère la logistique, tout en étant à l’écoute des gens. On n’est pas censés rentrer dans la vie des gens, tu vois. D’ailleurs on sent qu’il y a une hiérarchie entre les éducs et nous. Nous on fait le ménage, on nettoie la merde des chambres, on sert les repas, on répond à toutes les demandes. Alors qu’on est au contact direct au quotidien, du matin très tôt jusque très tard. Beaucoup disent qu’on n’est pas travailleurs sociaux, notamment parce qu’on n’a pas les diplômes, mais pourtant on est dans l’accompagnement quotidien des gens. Accueillant c’est vraiment… voilà quoi ! On est en bas de l’échelle de l’association. Et puis remplaçante (rire), voilà ! Mais nous sommes au plus proches des gens. Après, les educs le sont aussi parce qu’ils les accompagnent. Nous c’est plus du quotidien, eux c’est plus la recherche de solution, l’accompagnement, la réinsertion. Ils gèrent les questions de logement, d’aide sociale, d’emploi ou tout ce qui est médical, suivi, tout ça.
On va passer à des questions plus politiques. Qu’est-ce que tu penses de l’image qui est donnée du monde médical en ce moment, notamment des applaudissements à 20h ?
Euh… bah moi je n’applaudis pas. Déjà je ne sais pas trop d’où ça vient. Est-ce que ça a été demandé par le gouvernement de faire ça ?
Je crois que ça vient d’Italie et que ça a directement été repris en France, un peu spontanément. Mais je crois qu’il y a pas mal de politiques qui encouragent ça, Macron a même décalé son discours pour les applaudissements.
J’ai vu pas mal de réactions du personnel médical que ça fait bien rire tout ça. Parce qu’ils n’ont pas besoin d’applaudissements en fait. Ils ont juste besoin de plus de moyens. Et c’était même bien avant qu’il fallait le faire.
Et le « nous sommes en guerre » de Macron, tu te sens en première ligne quand tu vas travailler ?
Non, on en a beaucoup parlé et il y a aussi pas mal de discours qui décortiquent ça. C’est vraiment une manière de faire peur et de faire passer la pilule des privations de liberté, je trouve. C’est pour mettre les gens en état de guerre, de régime d’exception. Pour faire accepter tout ce qu’il se passe sans qu’on y réfléchisse trop. Et moi, « les premières lignes tout ça », je ne sais pas trop. Il y a plein de premières lignes dans ce cas-là et depuis longtemps !
Est-ce que tu sens qu’il y a une colère qui monte, des revendications ou des perspectives de lutte ?
Perspectives de lutte je ne vois pas. Ou, en tout cas, je ne suis peut-être pas assez sur le lieu. En fait je trouve que beaucoup de personnes pensent beaucoup à elles-mêmes. J’en ai entendu plusieurs dirent que si on n’avait plus de masque, parce que des fois ça arrive le soir qu’il ne nous reste que 3 masques : « s’il n’y a plus de masque, j’utilise mon droit de retrait, je ne viens pas travailler ». On a toujours une boite qui arrive le lendemain mais c’est un peu tendu, il ne faut pas utiliser plus d’un masque par jour.
D’un point de vue plus général ? On entend beaucoup « vous comptez l’argent, on comptera les morts » par exemple.
Même si les gens ont leurs idées politiques et que tout le monde a son opinion… Tout le monde pense que c’est de la merde ! Le gouvernement, ou comment la crise est gérée, tout ça. Mais, je ne sens pas trop une âme militante ou en tout cas des revendications.
Si, ce qui peut se jouer, c’est la défense d’un centre qui était en danger. Il y a peut-être des choses à jouer de ce côté-là. Les gens attendent aussi des primes mais ça se joue plutôt en interne. Ils attendent plus de reconnaissance c’est sûr !
Après, au niveau de l’État et au niveau national je n’entends pas trop de discours. Ou même, quand moi je peux amener le sujet, par exemple par rapport au contrôle de la population avec qui on est, des abus, il n’y a pas trop de réactions. On ne rentre pas trop dans le fond des choses.
Tu penses quand même que ça peut changer des choses en interne, qu’il peut y avoir des réorganisations ?
Avec le confinement justement, j’entends beaucoup les chefs de service parler de ça. C’est une première par exemple d’accueillir les personnes H-24. C’est une première de faire de l’accompagnement dans la consommation d’alcool. C’est des choses qui vont certainement faire bouger les lignes pour l’après. Une ouverture d’esprit. On voit que l’accompagnement d’alcool par exemple se passe plutôt bien, hormis quelques abus et personnes qui se sont mis vraiment mal, ça se passe bien dans l’ensemble. Et plus on avance, et plus on gère. On voit que c’est possible, que ce n’est plus aussi tabou. De même, pour les personnes qui sont toxicomanes et qui ont besoin d’injections, on a aussi du matos pour ça. Donc ça fait un peu bouger les mentalités. Ça c’est plutôt positif. Je pense qu’en interne ça va changer des choses.