En août 1965, un énième cas de violences policières à l’encontre de jeunes afro-américains fut l’élément déclencheur d’une vague d’émeutes dans le quartier de Watts à Los Angeles. En six jours, 23 civils furent assassinés par les forces de l’ordre. On dénombra également plus de 1000 blessés et 3500 arrestations. L’année suivante, en mai 1966, un homme noir, Leonard Deadwyler, fut abbatu froidement par un policier suite à un contrôle routier. L’enquête concluera qu’il s’agissait d’un accident. Au mois de juin, l’écrivain Thomas Pynchon fit paraître le récit qui suit dans le New York Times Magazine. Nous en proposons aujourd’hui la traduction en français, en laissant au lecteur le soin de juger de l’actualité de ce texte rédigé il y a 54 ans.
***
La nuit du 7 mai, après une course-poursuite entamée dans Watts et interrompue environ 50 rues plus au nord, deux policiers de Los Angeles, blancs, parvinrent à immobiliser une voiture au volant de laquelle se trouvait Leonard Deadwyler, un Noir. Sa femme enceinte et un ami l’accompagnaient. Le plus jeune des deux flics (qui avait déjà essuyé une plainte pour avoir brutalisé des jeunes Noirs de façon plus abusive que la moyenne) enfonça sa tête et son flingue à travers la portière de la voiture pour parler à Deadwyler. Un coup de feu jaillit ; le jeune Noir s’écroula en travers du siège et mourut. Ses derniers mots furent, selon l’autre flic : « elle attend un bébé ».
L’enquête du médecin légiste ne dura pas plus de deux semaines. Le flic prétendait que la voiture avait fait une brusque embardée, déclenchant par accident le coup de revolver ; la veuve de Deadwyler soutenait quant à elle qu’il s’agissait d’un meurtre de sang-froid et que la voiture n’avait pas bougé. Le verdict, à la non-surprise générale, déchargea le flic de toute responsabilité criminelle. C’était un accident. Le procureur annonça immédiatement qu’il partageait ce point de vue et qu’en ce qui le concernait, l’affaire était close.
Mais en ce qui concerne Watts, l’affaire est loin d’être close. Les prêcheurs de la communauté appellent au calme – ou pour le dire avec leurs mots : « si tu fous le bordel, mec, les flics vont se pointer de nouveau et te descendre, comme la dernière fois. » Les tireurs embusqués tirent sans toucher grand-chose pour l’instant. Des cocktails molotov atterrissent de temps à autre sur des voitures pleines de visages pâles, ou dans des cabriolets qui ont tout l’air d’appartenir à des Blancs. Quelques incendies se sont mystérieusement déclenchés. Les vitres d’un centre pour jeunes noirs – partie prenante du programme de guerre à la pauvreté de la ville, version « ne-pas-laisser-les-jeunes-dans-la-rue » – ont été brisées. La jeune femme en charge du lieu exprimait le lendemain sa volonté de parler aux délinquants, de les impliquer, de résoudre le problème avec eux. Dans toutes les têtes, bien sûr, tourne la même question : peut-on s’attendre à une répétition des émeutes du mois d’août ?
Voici une question plus intéressante : pourquoi est-ce que tout le monde s’inquiète du retour des émeutes ? Les choses ne se sont-elles pas améliorées depuis la dernière fois ? Beaucoup de Blancs se le demandent. Malheureusement, la réponse est non. Le quartier a beau grouiller de travailleurs sociaux, d’enquêteurs, de bénévoles du programme VISTA et autres membres divers et variés de la clique humanitaire, armés des meilleures intentions au monde, rien n’a changé. Il y a toujours des pauvres, des vaincus, des criminels, des désespérés, s’obstinant à vivre là avec une terrible vitalité.
L’assassinat de Leonard Deadwyler a de nouveau mis tout cela en lumière ; réveillant une douleur ancienne, rappelant à tout le monde que le plus souvent le flic s’approche avec son revolver déjà prêt, si bien que rien de ce qu’il fera avec n’est jamais vraiment accidentel ; démontrant encore à quel point, surtout la nuit, tout peut se réduire soudainement à une question de réflexes : une vie suspendue au doigt sur la gâchette d’un flic, parce qu’il fait noir, et que Watts, et l’histoire de ce lieu et de cette époque, font qu’il est impossible pour le flic d’agir autrement, comme il est impossible de ne pas le haïr. Le flic et l’habitant de Watts sont pris l’un et l’autre dans quelque chose qu’aucun des deux ne désire, et pourtant, nuit après nuit, avec ou sans victimes, ces scènes traditionnelles sont sans cesse rejouées dans toute le centre-sud de la ville.
Tout un tas de choses vont politiquement de travers – comme l’inadaptation des techniques de la Grande Dépression à un contexte qui les dépasse depuis longtemps, ou encore la jubilation de vieux escrocs qui saisit les pères de la ville à la vue des fonds généreux que l’Oncle Sam met à leur disposition – mais ce qui est au cœur de la maladie raciale de L.A., c’est la coexistence de deux cultures très différentes : l’une blanche et l’autre noire.
Alors que la culture blanche est touchée par diverses formes de folie systématique – l’économie de la zone dépendant d’ailleurs de cette folie – la culture noire est enlisée dans des réalités de base comme la maladie, l’échec, la violence et la mort, des réalités que les blancs ont en majorité décidé – parce qu’ils peuvent se le permettre – d’ignorer. Les deux cultures ne se comprennent pas, bien que les valeurs blanches soient exposées en permanence sur les écrans de télé des Noirs et que l’ampleur panoramique de la pauvreté des Noirs soit difficile à ignorer depuis les hauteurs de la Harbor Freeway, que de nombreux Blancs sont obligés d’emprunter au moins deux fois par jour, tous les jours de la semaine. Il se trouve que très peu d’entre eux décident de quitter l’autoroute par la sortie Imperial Highway, et de rouler vers l’est et non vers l’ouest sur quelques kilomètres pour jeter un coup d’œil à Watts. Juste un regard. Un petit aperçu. Watts est un pays qui se trouve, psychologiquement, à une distance infiniment plus éloignée que ce que la plupart des Blancs sont prêts à parcourir.
De toute façon, en surface, l’affaire Deadwyler semble n’avoir rien changé, même si au fond l’humeur de Watts correspond bien à ce à quoi on peut s’attendre. Les sentiments qui y règnent vont du besoin instinctif, ardent, furieux de riposter d’une manière ou d’une autre à la certitude angoissée que ce meurtre n’est qu’une mauvaise nouvelle de plus, une énième facture qu’il faudra payer lors d’une chaude soirée cet été. Et pourtant, dans la clarté torride de la journée, difficile de croire que Watts recèle un quelconque mystère. Tout semble tellement évident, réel ; pas de masques en plastique, pas de transistors, pas de muzak souterraine ou de décors à la Disneyland où de petites filles souriantes vous guident par la main. Rien de tel au Pays des Émeutes Raciales. Tout au plus quelques monuments historiques, comme le commissariat local, avant-poste des forces blanches en août dernier – dont le toit de briques rouges abrite aujourd’hui de gros pigeons bruyants. Ou bien, plus bas dans la rue, les terrains vagues, encore calcinés sur les bords, étincelant des reflets des bouteilles vides de Tokay, de Porto et de Sherry, dont les goulots émergent de vieux sacs en papier.
Un gamin pourrait passer par là pieds nus et marcher sur ce verre brisé – personne n’en saurait rien. Ces gamins sont tellement endurcis qu’on pourrait retirer les éclats de leur chair sans entendre ne serait-ce qu’un gémissement. Ça fait partie de leur paysage, réel et émotionnel : du verre pilé, de la vaisselle cassée, des clous, des boîtes de conserve, toutes sortes de débris et de déchets. Le Watts typique. Un immigré italien du nom de Simon Rodia a passé trente ans de sa vie à les récupérer pour construire les célèbres Watts Towers le long de la 107e rue, suivant sans doute sa vision idéale de comment les choses auraient dues être : une fantaisie de fontaines, de bateaux, de hautes flèches ajourées, incrustées d’une éblouissante mosaïque de débris de Watts. À côté des tours, le long des rails de la vieille ligne Pacific Electric, des gamins s’emploient chaque jour à briser encore plus de bouteilles sur les trottoirs. Mais Simon Rodia est mort, et désormais les détritus ne font que s’accumuler.
Quelques rues plus loin, d’autres gamins jouent sur le bitume brûlant de la cour de récréation. Les petits frères et petites sœurs encore trop jeunes pour l’école ont plus de chance – où qu’ils soient il y a des jardins, des arbres, des jets d’eau, des cachettes. Rien ici ne ressemble aux immeubles surpeuplés de Harlem ; c’est la même expansion urbaine à un ou deux étages qu’on retrouve dans tout le reste de L.A., et qui laisse toujours un petit coin d’herbe où s’allonger quand on n’a pas spécialement envie de rester à l’intérieur.
Dans les rues commerçantes du quartier règne une idée différente de ce que peut être un refuge. Les salles de billards et les bars, étouffants et sombres à l’intérieur, sont bondés ; des parties de dominos, de dés et de whist sont en cours. Dehors, des hommes sont assis autour d’une glacière remplie de bières, écoutant un match de base-ball à la radio ; d’autres s’appuient ou s’accroupissent le long des immeubles – cubes de stuc bas et délavés qui rappellent curieusement certaines rues du Mexique. Des femmes vont et viennent, font leurs courses. On imagine bien comment une foule, après tout, peut se former en un clin d’œil dans ces rues, autour du moindre signe de troubles ou d’accident. Pour le moment, tout n’est qu’attente sous le soleil.
Là-haut de gros Jets passent comme des aspirateurs au-dessus de la terre ; le vent souffle d’Ouest en Est, et Watts se trouve juste sous la zone d’approche de L.A. International. Les appareils semblent voler à une cinquantaine de mètres au-dessus des têtes ; à travers le smog ils paraissent plus blancs qu’argentés, éclaboussés de soleil, à peine solides ; de simples fantômes, des possibilités d’avions.
Vue d’ici, une bonne partie de la culture blanche qui entoure Watts – et qui, curieusement, l’assiège – ressemble à ces Jets : un peu irréelle, un peu moins que substantielle. Car Los Angeles, plus que toute autre ville, appartient aux médias de masse. Ce que l’on connaît dans tout le pays comme la Scène de L.A. existe avant tout sous la forme d’images sur un écran de télé, de photos pour magazines en quadrichromie, de canulars éculés à la radio, ou de nouveaux tubes qui ne survivront que quelques semaines. C’est une Scène essentiellement blanche, et l’illusion y règne en maître, depuis les gigantesques firmes de l’aérospatiale qui prospèrent ou s’effondrent selon les caprices de Robert McNamara jusqu’à l’« action » que tous les habitants de la ville cherchent le long du Strip le week-end, ignorant qu’ils sont eux-mêmes, eux et leur recherche qui n’aboutira jamais, la seule action que l’on puisse trouver dans cette ville.
Watts est inclus au cœur de ce fantasme blanc. Le quartier est, par contraste, une poche d’amère réalité. La seule illusion que Watts se soit jamais permise fut de croire trop longtemps à la version blanche de ce que devrait être un Noir. Mais avec l’Islam et le mouvement des droits civiques, cette idée aussi s’en est allée.
Depuis les émeutes d’août, pas de nouvelles constructions, pas de nouveaux achats. Les terrains dont les bâtiments ont été incendiés attendent encore, vides et jonchés d’ordures, occupés par une ou deux voitures en stationnement, ou des gamins qui jouent après l’école, ou des ivrognes qui partagent une bière au petit matin. L’autre jour, sur l’un de ces terrains vagues, eurent lieu des festivités inédites, avec la participation d’un représentant du Comté, de jolies lycéennes parées de rubans, un commerçant blanc et sa femme qui, dans le véritable esprit de Watts, brisèrent une bouteille de champagne contre un mur – tout cela parce que l’homme en question avait décidé de rester et de relancer son magasin à 200 000 $, la première reconstruction de cette ampleur depuis les émeutes.
Les gens de Watts parlent d’une autre sorte d’aura, vaguement maléfique ; ils reprochent aux Noirs vivant dans de meilleurs quartiers de fréquenter la zone en contrebas de l’autoroute comme s’il s’agissait d’un red-light district, à la recherche de filles, de jeux, de contacts. Les arrestations pour trafic de drogue sont réputés rares dans Watts ces temps-ci, bien que les stups ratissent la zone avec le plus grand sérieux, à la recherche de consommateurs de dope, de réseaux de dope, de dealers de dope. Mais la pauvreté à Watts est telle que si l’on a un peu de haschich ou un peu d’autre chose, il est plus probable qu’on le partage avec un ami, plutôt que le vendre. Demain, ou quand il pourra, l’ami rendra la pareille.
Pendant l’enquête sur Deadwyler, on entendit beaucoup parler du taux d’alcoolémie de l’homme tué, comme si son ébriété octroyait en quelque sorte le droit à la police de le descendre. Mais l’alcool fait partie du style de Watts ; sa présence y est aussi naturelle que celle du LSD à Hollywood. Le gamin blanc recherche l’hallucination simplement parce qu’il est conditionné pour croire à fond à l’évasion, à l’évasion comme partie intégrante de la vie, parce que la Scène blanche de L.A. la rend accessible sous d’innombrables formes. Mais un gamin de Watts, qui a grandi dans une poche de réalité, ne cherche pas tant l’évasion qu’un peu de calme, un peu de détente. La bière et le vin sont assez bons pour ça. Tout spécialement à la fin d’une mauvaise journée.
Comme après avoir fait tout le trajet, disons, jusqu’à Torrance ou Long Beach ou n’importe quel autre endroit où l’on embauche, simplement parce que ce n’est pas Watts, ou la zone d’industrie lourde qui s’étend le long d’Alameda Street, cette artère grise et glauque à la frontière Est de Watts qui ressemble au bord du monde.
Alors disons que vous roulez sur l’autoroute, en vous demandant peut-être si un flic va vous arrêter parce que cette vieille épave que vous conduisez, achetée avec 20 ou 30 $ ramassés quelque part, fait trop de bruit ou brûle trop d’huile. Vous attraper en mouvement élargit l’horizon des flics, leur offre plus de prétextes pour vous charger. « Trop de fumée », par exemple, est l’un de leurs motifs favoris pour vous coincer.
Si vous arrivez à destination sans tomber sur les flics, vous pourrez passer la journée à admirer les visages blancs des directeurs du personnel, leurs uniformes impeccables, leurs sourires automatiques et à écouter leurs refus polis. « Une fois, j’ai décidé de leur demander, » raconte un jeune, « ils me disaient que je ne correspondais pas aux critères requis. Alors je leur ai demandé “Qu’est-ce que vous cherchez ? Comment puis-je me former, quelles sont les choses que je dois apprendre pour correspondre aux critères ? ‘savez ce qu’il m’a répondu ?” “Nous ne sommes pas obligés de vous communiquer quels sont nos critères.” »
Effectivement, rien ne l’y oblige. C’est ainsi que fonctionne cette machine infernale : il n’est pas contraint de faire quoi que ce soit qu’il n’ait pas envie de faire parce qu’au fond c’est un flic, The Man. Ou c’en était un. Beaucoup de gamins ces temps-ci ont plutôt affaire au little man – pas tant les membres de la structure de pouvoir que le Blanc moyen de L.A., qui paie ses impôts, vote, est propriétaire de son logement ; l’employé stable, qui rembourse gentiment son crédit et tout le reste.
Ce little man embête les gamins d’aujourd’hui encore plus que The Man n’embêtait leurs parents. C’est ce petit homme qui leur marche sur les pieds et leur bloque le passage ; il est partout, et il n’y a pas grand-chose que les gars de Watts puissent faire pour le changer ou changer l’opinion qu’il se fait d’eux. Un gamin de Watts en sait sans doute plus sur ce qui ce passe dans la tête des Blancs que les Blancs eux-mêmes ; il sait combien de fois le petit homme l’a regardé en pensant « risque de non-remboursement de crédit » – ou « incapable d’apprendre », ou « menace sexuelle », ou « profiteur des aides sociales » – sans savoir quoi que ce soit sur lui personnellement.
La chose naturelle, normale, qui vous vient à l’esprit face au petit homme, c’est l’envie de le frapper. Mais au fond, qu’a-t-il fait de mal ? Courtois, respectueux, peut-être même souriant, il ne vous a pas insulté, il n’a dégainé aucune arme. Il vous a simplement dit que le poste était déjà pris, que la maison était déjà louée.
Un flic est peut-être plus dangereux, mais au moins il est honnête. Il existe une compréhension mutuelle. Les deux parties admettent tacitement que le seul avantage que détient le flic, c’est son arme. « Autrefois, » peut-on entendre « on pouvait dire, “Ôte ton badge, mec, qu’on règle ça entre hommes.” Bon, jamais il n’aurait osé le retirer, mais tu pouvais toujours lui dire. Mais depuis août, mon gars, si tu veux mon avis, au diable le badge – c’est son flingue qu’il faut lui ôter. »
Le flic ne renonce pas à son flingue ; et la confrontation reste verbale. Mais cela signifie que, en plus de protéger et servir le petit homme, le flic fonctionne aussi comme son effigie.
S’il se laisse aller et vous traite de « boy » ou de « négro », deux options se présentent : la jouer tranquille ou bien – et c’est de plus en plus fréquent depuis le mois d’août – appeler le flic par le nom qui lui revient, même s’il est entendu que ce n’est pas un commentaire littéral sur la relation qu’il entretient avec sa maman. C’est un échange rituel, comme dans Les Douze Salopards.
D’habitude – comme dans l’incident de Deadwyler – c’est le plus jeune flic de la paire qui cherche les ennuis. La plupart des gamins de Watts savent très bien ce qui passe par la tête de ces nouvelles recrues – les choses qu’il croit devoir prouver – aussi bien que les différentes phases du rituel. Avant même que le flic n’ait eu le temps de dire « Fais-moi voir tes papiers », il suffit de lui demander poliment « Vous voulez voir mes papiers ? » Bien sûr, plus vous anticiperez le flic, plus ça va l’énerver. Ça s’appelle jouer avec le feu, mais c’est le flic qui est armé, alors vous faites ce que vous pouvez.
Vous devez savoir à l’avance comment la conversation va évoluer. C’est quelque chose qui s’apprend assez jeune, comme on apprend à reconnaître les différentes espèces de flics : les Noir-et-Blanc (ainsi baptisés d’après les couleurs de leurs automobiles), c’est-à-dire la police municipale de L.A., en général les moins flexibles ; les flics du département du Shérif du comté de L.A., qui se considèrent comme une sorte d’élite, essaient de se maintenir à distance du public et sont moins portés sur le harcèlement à moins que vous n’ayez l’air intéressant à leurs yeux ; les flics de la ville de Compton, qui sont seuls au volant de leur voiture et sont particulièrement durs, du genre à vous aligner à quatre contre un mur pour vous racketter ; les Juvies, qui conduisent des Plymouth banalisées et sillonnent le quartier à la tombée de la nuit, s’arrêtant à votre hauteur pour vous lancer des plaisanteries du genre « Qui c’est qui achète le vin ce soir ? » ou « Qui avez-vous prévu de braquer ce coup-ci ? » Ils blaguent, bien sûr, ils essaient de faire ami-ami. Mais les gamins de Watts, comme tout le monde, n’aiment pas être comparés à des alcoolos, ou des chauffards ou des voleurs, ou être étiquetés comme criminels et mauvais. Quelle que soit la raison des flics, ça ressemble juste à de l’ignorance méchante et délibérée.
Pendant la journée, et notamment lorsqu’il est confronté à un groupe, le style de base du flic a un peu changé depuis août. « Avant, » peut-on entendre, « le type fonçait illico, agressif, chopait un gamin dans la foule qu’il considérait comme le fauteur de trouble, et essayait de le serrer devant tout le monde. Mais maintenant les gens ne se laissent plus faire, ils gueulent qu’ils ne veulent plus de ça, et tout d’un coup, le flic devient tout doux. »
Pour autant, un flic aura beau avoir l’air se suivre l’ordre du jour qu’on lui lit chaque matin lui intimant d’être poli avec tout le monde, son attitude face à un groupe dépendra, comme ça a toujours été le cas, du nombre de renforts qu’il peut faire rappliquer, et à quelle vitesse. Car M. le Maire, Sam Yorty, croit profondément dans les vertus de la Force Écrasante comme solution aux difficultés raciales. Cette approche n’est pas tellement appréciée à Watts. En effet, le maire de Los Angeles apparaît aux yeux de beaucoup de Noirs comme l’incarnation même du petit homme : égoïste, opportuniste, et absolument indigne de confiance.
L’Agence pour la Jeunesse et les Opportunités Economiques (E.Y.O.A.) est une agence conjointe de la ville et du comté (l’État y était représenté, mais a fini par se désister) qui finance de nombreux projets éparpillés dans les zones les plus pauvres de L.A., directement issue de l’esprit de Sam Yorty, la fleur même de sa conscience. Bizarre, confuse, toujours changeante, curieusement inefficace, il ne se passe pas une journée sans que l’E.Y.O.A. ne voie quelqu’un jeter l’éponge, ou se faire virer, sans qu’elle subisse jamais aucune accusation ou ne doive répondre de ses actes – tout cela confirmant la déjà bien triste opinion que les Noirs de Watts se font du petit homme. L’attitude des Noirs quant à l’E.Y.O.A. se résume à une méfiance ouverte, les degrés de suspicion étant toutefois sujets à des variations allant de la mère de famille ne désirant rien d’autre qu’être laissée en paix, espérant qu’on lui mentira un peu moins que d’habitude cette fois-ci, jusqu’au jeune disciple actif de Malcolm X qui rejette tout ça d’un haussement d’épaule méprisant.
« Mais pourquoi ? » demande une bénévole blanche. « Il y a tellement d’agences auxquelles vous pouvez faire appel maintenant, qui peuvent vous aider, vous n’avez qu’à remplir le formulaire. »
« Ils ne vous aident pas vraiment. » Ce gamin en particulier s’était vu refuser un emploi chez l’un des plus gros sous-traitants du secteur de la défense.
« Peut-être en allait-il ainsi avant, mais maintenant les choses ont changé. »
« Maintenant, » soupire le gamin, « maintenant. Les gens ont entendu ce “maintenant” pendant trop longtemps, je suis juste fatigué d’entendre la même vieille ritournelle, “Maintenant tout ira bien, maintenant nous allons vraiment faire ce que nous disons.” »
À Watts, apparemment, où personne ne peut s’offrir le luxe de l’illusion, il existe peu de raisons de croire que maintenant va être différent, ou meilleur que la dernière fois.
Peut-on voir une mesure de l’indifférence des gens dans le fait que seulement 2% des pauvres de Los Angeles ont participé aux élections des représentants du « programme pauvreté » de l’E.Y.O.A. ? Personne ne voyait l’intérêt de désigner les membres d’une minorité impuissante (7 membres sur 23 au conseil d’administration).
Pendant ce temps-là, les avant-postes de l’establishment somnolent dans le brouillard blafard de l’été : des secrétaires passent des après-midi entières à se plaindre des machines qui n’acceptent pas les cartes perforées pourtant conçues pour elles ; des bénévoles blancs trient, griffonnent, répondent au téléphone, se consacrent à toutes sortes d’activités en se demandant où peuvent bien être les « clients » ; des messages d’encouragement comme SOURIEZ décorent les parois en aggloméré des bureaux, accompagnés d’organigrammes servant à illustrer l’ordre de traitement des « cas » et de coupures de magazines classieux avec des titres comme « Qu’est-ce que la Maturité Émotionnelle ? »
Ces articles de décoration, comme ce « souriez » ou ce journal où il est question de Maturité Émotionnelle, se marient très bien avec les professionnels bien adaptés de la classe moyenne, noirs ou blancs, qui manient les ronéos et les ordinateurs de la guerre contre la pauvreté. Ils ne sourient hélas qu’à eux-mêmes, en l’absence de toute communication un tant soit peu significative avec leurs pauvres. Outre leur foi typique du XIXe siècle en leurs méthodes infaillibles – conseils avisés, bonnes intentions, peut-être même un peu de compassion – pour régler les problèmes de Watts, ils sont également encombrés par les attitudes personnelles qu’ils emportent avec eux au travail. Leurs réflexes – notamment en ce qui concerne le conformisme, l’échec, la violence – sont prévisibles.
« On s’est donnés un mal de chien avec cette fille. » se souvient un conseiller du Projet pour la Formation et l’Emploi des Jeunes. « Vous auriez dû voir sa tignasse – ça montait jusqu’ici. Et les tenues de dingue qu’elle portait, vous n’avez pas idée. On a dû la prendre à part et lui expliquer que les employeurs n’apprécient pas ce genre de choses. Qu’elle allait se trouver en compétition avec des tas de jolies filles bien apprêtées, talons et bas, coiffure et vêtements tout ce qu’il y a de plus conservateur. On a fini par la convaincre. »
Ce genre de discours vaut aussi pour les garçons qui aiment bien porter des chapeaux à la Malcolm X ou des coupes afro. L’idée que les conseillers essaient de leur inculquer consiste à ressembler le plus possible à des candidats blancs. C’est-à-dire à des conseillers pour l’emploi ou des travailleurs sociaux noirs. Ce genre d’idée ne soulève pas un grand enthousiasme parmi les gamins qu’elles sont censées aider, et c’est là une des raisons pour lesquelles les différents projets avancent si lentement.
Une difficulté du même type existe chez ces combattants anti-pauvreté à propos de l’échec. Ils sont issus d’un groupe socio-économique auquel appartient la grande majorité des Blancs de Los Angeles et qui semble avoir plus peur de l’échec que de la mort. On ne voit pas très bien à quel moment l’un d’entre eux a fait l’expérience d’un véritable échec, ou d’une perte. Et si c’est le cas, tout indique qu’ils l’ont rationnellement transformé en autre chose.
Il est courant d’entendre dans leur bouche des opinions du genre : « La vie nous surprendra toujours, c’est une simple question de temps. Même si tu te contentes de rester debout au coin de la rue et attendre. » Watts est plein de coins de rue où les gens restent à attendre, pour certains tous les jours depuis 20 ou 30 ans, sans que la Super Surprise ne se soit jamais manifestée. Et malgré cela les guerriers en lutte contre la pauvreté doivent continuer à croire à ce genre de semi-miracle, parce que leur monde et leur scène ne peuvent pas accepter la possibilité qu’il ne puisse y avoir finalement aucune surprise. C’est pourtant quelque chose que Watts a toujours su.
Pour ce qui est de la violence, dans une poche de réalité comme Watts, elle n’est jamais loin : parce que vous êtes un homme, parce que vous avez toujours été écrasé, parce qu’à chaque action correspond une réaction égale et opposée. D’une manière ou d’une autre, à un moment ou à un autre. Mais pour ces enfants-bureaucrates innocents et optimistes, la violence est un mal, une maladie, sans doute parce qu’elle menace la propriété et le statut qui l’accompagne, qu’ils ne peuvent s’empêcher de chérir.
Ils voient les émeutes d’août comme une explosion, une crise. Et pourtant, depuis le point de vue réaliste de Watts, qu’avaient-elles de si anormal ? « Le flic presse sa botte sur ta nuque, » lance l’un des gars qui étaient là, « tôt ou tard il va falloir lui demander de la retirer. » La violence qu’il a fallu pour que ce pied relâche ne serait-ce qu’un peu la pression n’eut rien de surprenant. Beaucoup l’avaient anticipée. Son objectif de base – s’en prendre à la police en Noir-et-Blanc – semblait raisonnable, et fut atteint immédiatement. The Man dut envoyer des renforts. Tout le monde semblait s’y attendre. Aujourd’hui, il n’y a pas une personne dans tout Watts qui souffre à l’idée d’en parler, ou regrette que l’émeute ait eu lieu – à moins d’avoir perdu quelqu’un.
Mais dans la culture blanche au-dehors, dans ce monde sinistre plein de conducteurs de Mustang sur le point de faire une crise cardiaque qui s’insultent les uns les autres uniquement lorsque leurs vitres sont bien fermées ; de grosses multinationales où le sourire de façade est de rigueur jusqu’au moment où se présente l’occasion de poignarder un collègue dans le dos ; d’une caste sacerdotale de psys qui conseillent la modération et le compromis comme seule réponse à toutes les formes de conflit ; au sein d’une si sage irréalité, il est presque impossible de comprendre la véritable idée que Watts peut se faire de la violence. En termes de stricte réalité, la violence peut être un moyen de gagner de l’argent, par exemple, pas plus malhonnête que facturer des frais exorbitants à un client dans le besoin, comme le font encore les commerçants blancs ici. Loin d’être une maladie, la violence peut être une tentative de communiquer, ou tout simplement une façon d’être vraiment soi.
« Ouais, j’ai fait deux séjours au trou, » admet un gamin, « les deux fois pour des bagarres, mais je n’ai mérité aucune des deux. La première fois, l’autre type était plus costaud que moi ; et la deuxième, c’était du deux contre un, et c’était mois le un. » Mais il s’était fait arrêter quand même, peut-être parce que Mr. Blanco, qui arrive toujours à ses fins, ne reconnaît plus la baston à mains nues comme une technique valable, et ne voit pas pourquoi tout le monde ne choisit pas la voie de l’apaisement. Et si vous pensez qu’il pourrait aussi y avoir un concours de virilité là-dedans, qu’envoyer un Noir en prison parce qu’il s’est battu peut être considéré comme une sorte d’opération de stérilisation, eh bien, vous pourriez bien avoir raison, qui sait ?
Il est après tout dans l’intérêt du Los Angeles blanc de calmer Watts de toutes les manières possibles – de tenir la zone sous un siège de persuasion ; d’amadouer les Noirs pauvres pour leur faire accepter certaines valeurs blanches. Donnez-leur une petite propriété, et ils verront d’un mauvais œil les incendies ; faites en sorte de les endetter pour une voiture ou une télé couleur, et ils s’accrocheront à un boulot fixe. Certains voient les choses pour ce qu’elles sont – ces encouragements, ces faux sourires de bienvenue, cette tentative de métamorphoser la réalité de Watts en l’irréalité de Los Angeles. D’autres ne voient pas les choses ainsi.
Watts est dur ; il a toujours su résister à l’irréel. S’il existe des détours en dehors de la réalité, c’est sous la forme de constructions de mythes. Au fur et à mesure que l’été se réchauffe, on se souvient des émeutes d’août dernier moins comme d’un chaos que comme une forme d’art. Certains affirment qu’elles avaient un air de ballet, capable d’attirer de manière coordonnée et gracieuse les flics loin du centre de l’action, de provoquer une dispersion du pouvoir du Man, à l’aide d’incidents réels ou de fausses alarmes.
D’autres préfèrent l’évoquer en termes musicaux ; au sens où l’émeute semblait regorger d’une remarquable empathie, ce sentiment que ressentent les musiciens de jazz certaines nuits ; chacun savait ce qu’il avait à faire et quand le faire sans besoin d’un mot d’ordre ou d’un signal : « Vous pouviez aborder n’importe qui, les gars pouvaient être occupés à incendier un magasin ou autre chose, ils prenaient le temps d’expliquer, calmement, ce qu’ils étaient en train de faire, et ce qu’ils avaient l’intention de faire ensuite. Et c’est ce qu’il se passait ; mec, personne n’a à donner d’ordres. »
La mémoire des émeutes peut aussi prendre d’autres formes. Toute la semaine de Pâques, dans l’esprit de la saison, une sorte de festival en mémoire de Simon Rodia, intitulé « Renaissance des Arts », fut organisé au collège de Markham, au cœur de Watts.
Outre des spectacles théâtraux et musicaux, le festival proposait également une pièce dédiée à des sculptures entièrement composées d’objets trouvés – trouvés, symboliquement, dans la plus pure tradition de Simon Rodia, parmi les décombres que les émeutes avaient laissés derrière elles. Exploitant les textures de bois carbonisé, de métal tordu, de verre fondu, beaucoup de ces œuvres étaient comme de belles et honnêtes résurrections.
Dans un coin gisait une vieille télé, explosée, vide, surmontée d’antennes en oreille de lapin ; à l’intérieur, là où aurait dû se trouver le tube cathodique, émergeant d’une forêt de câbles roussis se faufilant comme du lierre électronique à travers ses fissures et ses cavités, reposait un crâne humain. Le nom de l’œuvre était « The Late, Late, Late Show. »